Un entretien avec Jérôme Fourquet

Les pharmacies dans l'archipel français

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Publié le 27/10/2020
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Dans un pays éclaté et divisé, tel que le décrit Jérôme Fourquet dans « L'archipel français », la pharmacie d'officine constitue un des derniers bastions pouvant encore assurer un minimum de cohésion entre ses habitants. Rencontre avec l'auteur de ce livre qui jette un regard sans complaisance sur les réalités sociologiques de la France d'aujourd’hui.
Jérôme Fourquet est politologue et directeur du département Opinion et Stratégie d'entreprise à l'IFOP

Jérôme Fourquet est politologue et directeur du département Opinion et Stratégie d'entreprise à l'IFOP
Crédit photo : dr

Le Quotidien du pharmacien.- Dans votre ouvrage « L’archipel français »* vous décrivez l’éclatement d’une nation en une multitude de communautés, qui sont autant d’îlots que presque plus rien ne relie entre eux et qui s’ignorent les uns les autres. Comment en est-on arrivé là ?

Jérôme Fourquet.- Cette situation est la résultante de plusieurs processus de nature différente. Si l’on hiérarchise les facteurs les plus déterminants, on voit apparaître ce que nous avons appelé la dislocation des matrices catholique et républicaine et laïque. Au début des années 1960, 35 % des Français se rendaient à la messe tous les dimanches, ce taux de pratiquants est tombé aujourd’hui à 5-6 %. La structuration de la société française reposait à la fois sur ce pilier catholique, mais également sur un pilier républicain et laïc, de gauche pour faire simple. L’armature de ce second pilier a pendant des décennies été constituée par le Parti Communiste qui rassemblait 20 % des voix jusqu’à la fin des années 1970. Aux dernières élections européennes, en juin 2019, le PC n’a recueilli que 2,5 % des suffrages. En l’espace trois ou quatre décennies, ces deux piliers fondamentaux se sont affaissés. D’autres acteurs qui diffusaient une vision du monde commune à toute une partie de la population, les grands médias de masse, ont également perdu de leur influence et de leur force. Jusqu’à la fin des années 1990, TF1 c’est 40 % d’audience, sa part de marché est tombée aujourd’hui en dessous de 20 %.

Derrière tout cela, et pour reprendre un terme bien connu en pharmacologie, le « principe actif » de bon nombre de ces phénomènes réside dans ce que les sociologues appellent l’individuation croissante, c’est-à-dire une autonomisation de plus en plus puissante des individus face aux cadres de références et d’appartenances traditionnels : église, partis, syndicats, cadre familial (le pourcentage des naissances hors mariage est passé de 10 % à la fin des années 1980 à plus de 60 % aujourd’hui). Signe parmi d’autres de cette individualisation croissante et de cette volonté de se distinguer à tout prix ou de revendiquer des identités multiples, l’extraordinaire inflation du nombre de prénoms enregistrés chaque année : 2 000 prénoms différents utilisés en France en 1945… plus de 16 000 aujourd’hui !

La crise sanitaire actuelle, et notamment le confinement, ont-ils accentué ce phénomène de fracturation de la société ?

La crise du Covid-19 a pu, dans un premier temps, apparaître comme un antidote à l’archipellisation de la société française. On se souvient des scènes de communions nationales fraternelles avec ces applaudissements en l’honneur des soignants tous les soirs à 20 heures ou des nombreuses initiatives d’entraide et de solidarité dans différents quartiers et communes. Mais cette pandémie et ses conséquences économiques et sociales ont également fait office de révélateur, au sens chimique et photographique du terme, des fractures préexistantes : décrochage scolaire beaucoup plus marqué dans certains territoires, dualité du monde du travail avec des actifs relativement protégés (les fonctionnaires, les salariés des très grandes entreprises) et ceux beaucoup plus fragilisés : les indépendants, les salariés des petites entreprises ou de la sous-traitance, les intérimaires. Tout cela existait déjà avant, mais est remonté subitement à la surface à la faveur de cette crise. De la même manière, un profond sentiment de défiance vis-à-vis des élites, de Paris et des « technos » parcourt le pays depuis des années. C’est notamment (mais pas seulement) sur ce ressort qu’a joué le Pr Raoult et nous avons constaté dans nos enquêtes que le clivage entre pro et anti-Raoult a quasi instantanément épousé la ligne de faille qui s’était dessinée à l’automne 2018 lors de la crise des « gilets jaunes », les sympathisants de ces derniers se montrant les plus fervents supporteurs de la chloroquine et du professeur marseillais.

Face à cet éclatement du tissu social, les 22 000 pharmacies d’officine réparties sur l’ensemble du territoire peuvent-elles constituer à vos yeux un des derniers bastions pouvant encore assurer un minimum de cohésion à cette « nation multiple et divisée », pour reprendre le sous-titre de votre livre ?

Oui, tout à fait. Le maillage extrêmement fin du territoire que votre profession assure, mais également le flux très important de personnes qui passent chaque jour dans vos officines, confèrent aux pharmaciens un rôle spécifique. Ils incarnent l’égal accès à tous à la santé et sont des acteurs de la proximité, qui maintiennent une présence humaine dans certains territoires. Par ailleurs, de par la forte légitimité qui est la leur et le crédit dont ils disposent dans toute une partie de la population, ils peuvent également être des acteurs de grande utilité pour lutter contre la propagation de nombreuses fake news en matière médicale et tenter de contrer la diffusion d’un discours anti-progrès et anti-science, qui constitue un danger majeur, si l’on pense par exemple à la forte prévalence du mouvement anti-vaccins dans notre pays.

* Paru en 2019 aux éditions du Seuil.

Propos recueillis par Jacques Gravier

Source : Le Quotidien du Pharmacien