Le Quotidien du Pharmacien.- Quels sont les principaux troubles, au-delà des troubles du comportement alimentaires (TCA), qui conduisent les jeunes patients vers votre service ?
Pr Maurice Corcos.- Ce service a une histoire vieille de 50 ans. Mais c'est Philippe Jamet, mon prédécesseur, qui, avec d'autres éminents spécialistes, a développé une expertise centrée sur les TCA. Une spécialisation qui est encore marquée aujourd'hui puisque sur trente patientes, une vingtaine sont atteintes de TCA extrêmement sévères : anorexiques restrictives, cachectiques, boulimiques, pré réanimatoires avec sondes… Cela reste notre cœur de métier. Pour autant, on ne veut pas d'une unité d'hospitalisation mono thématique. Pourquoi ? Parce que l'anorexie mentale toute seule, cela n'existe pas. Ce qui existe, ce sont des anorexiques avec des profils de personnalités extrêmement différents qui vont de la psychose la plus grave aux dysharmonies psychotiques, en passant par les troubles envahissants, les borderline ou les comportements névrotiques, hystériques, phobiques… Toutes s'accrochent à un comportement toxicomaniaque, l'anorexie, qui va s'associer à d'autres toxicomanies telle l'alcool, les jeux vidéo ou les psychotropes. Mais cette conduite addictive n'est là que pour apaiser, tempérer, neutraliser un désordre intérieur très important, une excitation qu'elles n'arrivent pas à contrôler. Si on avait conçu une unité accueillant uniquement des TCA, on aurait causé les conditions d'une épidémie hystérique, pour le moins, narcissique pour le plus. Car quand une personne n'a pas une identité affirmée, elle se saisit de celle qui la côtoie. Nous avons donc panaché notre patientèle avec toutes les raisons qui amènent des adolescents ou des adultes jeunes à venir consulter : c'est-à-dire, malheureusement des antécédents traumatiques majeurs - maltraitance, négligence émotionnelle, abus sexuels, carence éducative. Autant de circonstances qui conduisent à des actes suicidaires, à des mutilations, ou aux conduites addictives.
L'anorexie mentale est souvent décrite comme une pathologie du lien. Pouvez-vous préciser cette définition ?
Concernant l'anorexie, je parle plutôt de troubles des conduites alimentaires que de troubles du comportement alimentaire. D'affection que de pathologie. Lorsque vous introduisez le signifiant « lien », vous avez parfaitement raison car c'est l'essentiel de la psychopathologie. Nous sommes des êtres historiques et sociaux. Or le problème de l'anorexie, entre autres, c'est le lien avec son histoire personnelle. La patiente a généralement des antécédents familiaux assez chargés, ce qui l'amène à vouloir se dégager de ce lourd fardeau. Se dégager de ce poids la fait maigrir et la met en exil par rapport à sa filiation. Ce type de patiente a aussi une extrême difficulté à nouer des liens amicaux, amoureux, sexuels, sociaux, et adopte, selon les situations, des comportements de restrictions, de phobie, de maîtrise ou d'exaltation. Ces malades éprouvent une grande difficulté à réguler l'excitation qui est en elles et qu'elles ne parviennent pas à transformer en affect, en émotion, en sentiment. Elles préfèrent calmer cette excitation avec des sensations véhiculées par les troubles du comportement alimentaire ou les automutilations.
Comment les TCA contribuent-ils à apaiser l'excitation intérieure que ressentent ces patientes ?
Tout cela est question de gradient. Au début, la restriction alimentaire est responsable d'une sécrétion de bêta-endorphines cérébrales. De même que les crises de boulimie, par des effets de dérégulation hydroélectrolytiques, conduisent à des états confusionnels. Ces effets provoquent des sensations qui apaisent la tempête dans le crâne de ces jeunes-filles. Mais une fois atteint un certain palier, cela ne suffit plus, alors elles ajoutent un peu de médicaments, d'alcool, de jeux vidéo ou de toxiques… Les comorbidités s'étendent parce qu'il y a besoin, à un certain stade, de plus de sensations pour calmer une excitation qui n'arrive pas à se dégager.
Pourquoi tellement plus de patientes que de patients ?
Pour l'heure, les recherches du côté de la génétique n'ont rien donné. Pour la bonne raison que ce trouble-là, tel qu'il se manifeste, dépend certes de facteurs biologiques mais aussi psychologiques et sociaux. Ces facteurs sont intriqués de façon très complexes. Ils relèvent notamment du mythe de la femme tel qu'il est véhiculé dans les magazines, c'est-à-dire androgyne, maigre jusqu'à la cachexie… Je pense, et quelques autres comme moi, que les facteurs environnementaux jouent un rôle prépondérant. La cible des revues de mode, des défilés, du monde du sport et de la danse, c'est la femme, et en particulier l'adolescente. La femme est très perméable aux identifications qu'on lui propose. Et ces modèles d'identification lui sont proposés par des gens très compliqués aux exigences très poussées. Dans les milieux de la mode ou du sport, la recherche de la performance, l'aménorrhée forcée et la maigreur des mannequins sont autant de violences imposées aux femmes.
Quels sont les principes essentiels de la prise en charge psychothérapeutique des adolescents anorexiques ?
Il faut d'abord comprendre que si la patiente est à 25 kg, elle ne pense pas, elle ne rêve pas, elle n'élabore pas comme si elle pesait 40 kg. Nous sommes donc avant tout attentifs à assurer le sevrage de l'anorexie comme celui d'une toxicomanie, sauf que c'est plus compliqué car il s'agit là non pas d'une drogue ou d'alcool, mais de l'alimentation qui est un comportement vital. Donc il faut avant toute thérapie leur faire reprendre du poids. Il faut à la fois faire ressentir à la patiente que son poids n'est pas notre obsession majeure et que nous allons, en même temps, prendre en charge son trouble affectif, sa dépression, ses inquiétudes pour l'avenir… Il s'agit donc d'une thérapie bifocale, le médecin psychiatre surveille particulièrement le poids et établit un contrat de poids avec la patiente. La première des priorités est de faire retrouver à la jeune-fille un équilibre physique et psychique avant d'aborder toute psychothérapie.
Quelle place occupe la pharmacologie dans le traitement de ces patients ?
Dans cette première phase de la prise en charge, le psychiatre référent est amené à prescrire quelques traitements symptomatiques qui vont des anxiolytiques aux neuroleptiques. Mais il y a plus important encore que la pharmacologie, c'est le soutien à la famille. Si on ne s'occupe pas d'elle, la prise en charge de l'adolescente ne peut pas fonctionner. Le lien entre la famille et l'ado est déjà extrêmement perturbé, or nous favorisons la séparation en lui faisant reprendre du poids de façon à ce qu'elle parte, rencontre quelqu'un et quitte un jour le nid familial. Voilà pourquoi trois binômes professionnels s'occupent ici spécifiquement de thérapie familiale. Si on ne soulage pas la famille de ses angoisses de séparation, notre démarche avec la patiente sera inefficace. Le psychiatre référent va également s'intéresser au maintien de l'insertion scolaire de ses patientes. Généralement brillantes, elles pourraient bien ne pas suivre leur scolarité et décrocher le bac ou l'entrée aux grandes écoles. Mais la note est tellement importante pour elles - avoir 20 ou perdre 100 grammes est de même niveau -, qu'il faut absolument maintenir une activité scolaire. L'école à l'hôpital ou le soin études sont les solutions privilégiées. Quand tout cela est mené dans l'ordre, les patientes sont alors à même d'être à l'écoute d'elle-même, de ce qui profondément les perturbe, et de travailler sur leur passé. Ce passé est le plus souvent marqué par des effractions, des abus sexuels dans 30 % des cas, des maltraitances, carences ou négligences dans 80 % des cas des patientes borderline, ou encore par des événements compliqués vécus autour de la naissance (dépression post-partum, psychoses purpurales…). Certaines mères ont été très mal au moment des interrelations précoces, ce qui a pu perturber le lien à l'enfant. Autrement dit, la séparation-individuation qui devait se jouer là a été perturbée et se trouvera à nouveau perturbée à l'adolescence. Vous voyez qu'au total la psychothérapie n'aborde quasiment jamais la question du poids, qui n'est qu'un leurre. Ce dont il sera plutôt question, c'est d'évoquer avec les patientes leur histoire, leur anticipation de la vie à venir, ce qu'elles craignent…
Y a-t-il une autre façon de faire que celle que vous venez de décrire ? Une autre école ?
Pas vraiment. Ce que je viens de vous décrire n'est pas une idéologie, c'est d'abord le fruit des travaux de Philippe Jamet, mon prédécesseur. Tout le monde est tombé d'accord là-dessus. Sauf à considérer quelques différences. Nous sommes, par exemple, très attachés ici au principe de la séparation. Certains de nos collègues n'acceptent pas d'être les « méchants ». Le symptôme du gosse qui ne grandit pas, qui ne veut pas avoir le même corps que sa mère, est pourtant l'indice même de la séparation. Ce n'est pas nous qui séparons. Nous ne séparons que si « rester ensemble » est au prix de « quelqu'un meurt ».
L'autre inflexion que j'ai menée ici, c'est d'aller encore plus vers le corps en mettant en place des médiations corporelles. Une thérapie qui passe par le contact avec le corps des patientes. Ça aussi paraît à certains un peu tabou. De quoi s'agit-il ? Tout simplement de massage, de relaxation, de psychomotricité, de sociothérapie, de socioesthétique…
Parallèlement à la prise en charge médicale, quel rôle peuvent encore assumer les parents auprès de ces jeunes patients ?
Je veux d'abord redire qu'on ne pourra pas soigner l'adolescent s’il n'y a pas un minimum d'accompagnement des parents. Ce qui veut dire que nous mettons en place soit des entretiens familiaux, soit des thérapies familiales. Cette démarche est ici systématique. Je peux même affirmer que le seul facteur pronostic dans l'anorexie mentale, c'est l'engagement de la famille. C'est une épreuve pour la famille. Mais le « ça n'est pas de chance », « ça leur est tombé dessus » ne règle rien. Notre démarche paie. Mais pour cela il faut parfois aller dans le dur, traverser la douleur.
L'anorexie mentale est-elle une maladie pour la vie ?
Dans 80 % des cas, nos patientes vont garder une certaine fragilité autour de la question des formes et de l'identité féminine. Mais elles ont dans le même temps des qualités rares : une sensibilité, un engagement, une pugnacité qu'elles garderont toute leur vie. Nos adolescentes guéries deviennent des femmes, et surtout un jour deviennent des mères. Et donc grosses, enfin ! Et je vous assure qu'elles sont alors épanouies. La maternité, encore plus fort que le psychiatre !
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