IL ÉTAIT UNE FOIS l’aspirine. Si ce médicament est apparu au début du XXe siècle, les propriétés de la plante dont il est tiré sont connues depuis des siècles. « Au IIIe millénaire avant Jésus-Christ, les premières ordonnances connues, rédigées sur des tablettes d’argile en Mésopotamie, mentionnaient déjà des médications à base de saule pour soigner les maux de tête. La pharmacopée sumérienne, comme celles de l’Amérique précolombienne et de l’antiquité grecque, utilisait déjà les feuilles de saule » 1, base de ce qui deviendra plus tard l’aspirine. Dans les années 400 avant Jésus Christ, « Hippocrate recommandait la tisane d’écorce de saule pour soulager les douleurs de l’enfantement et la fièvre » 2. Alors que Théophraste liste les effets thérapeutiques des plantes, il note le pouvoir antalgique et antipyrétique du saule et du genre spirée. Pline l’Ancien utilise des emplâtres à base de feuilles de saule contre les cors au pied. Dioscoride3 recommande le saule pour soulager les crises de goutte et Celse4 pour tout type d’inflammation. De son côté, Galien le préconise pour la cicatrisation des plaies. On retrouve des utilisations similaires en Chine et en Afrique du Sud.
Ce n’est finalement qu’au XIXe siècle que les progrès de la science permettent d’identifier les principes actifs. Après une communication scientifique isolée, en 1763, par le révérend Edward Stone devant la Royal Society of London, la molécule est mise à nu par une série de chercheurs : l’italien Fontana (le premier à isoler la salicine), l’allemand Büchner (qui réussit son extraction des feuilles de saule), le français Leroux et l’allemand Merck (qui, tour à tour, améliorent le procédé d’extraction et le rendent moins coûteux), le suisse Löwig (qui cristallise un composé à partir de la reine-des-prés) et le français Dumas (qui démontre que ce composé n’est autre que l’acide salicylique), l’italien Piria (qui isole l’acide salicylique de la salicine) et enfin l’universitaire Charles-Frédéric Gehrardt, qui réussit la synthèse de l’acide salicylique, puis son acétylation en 1853, à l’âge de 34 ans. Il est, pour cela, considéré comme le véritable découvreur de l’aspirine. Malheureusement il est écarté de l’université de Paris pour avoir critiqué les chimistes de l’époque et meurt à 40 ans sans avoir pu démontrer les vertus antalgiques et antipyrétiques de sa découverte.
Difficile à prononcer.
Suivirent diverses améliorations des procédés d’extraction ou de synthèse, notamment ceux de Kolbe et von Heider en Allemagne, ce dernier ayant ouvert la première grande usine de synthèse des dérivés de salicylés. Dans les années 1880, leur efficacité n’est plus à démontrer mais le salicylate de soude, réputé moins toxique que l’acide salicylique, reste peu apprécié pour son goût amer et son agressivité sur la muqueuse stomacale. C’est Félix Hoffmann, jeune chimiste de la société allemande Bayer, qui parvient, en 1897, à mettre au point une méthode de production plus simple et ouvre la voie à la production industrielle de l’acide acétylsalicylique (AAS). Son but ? Soulager les douleurs rhumatismales de son père, dont l’estomac ne supporte plus le salicylate de soude. En l’absence de législation sur les médicaments, c’est sans expérience préalable chez l’animal et l’homme que le jeune Hoffmann fait bénéficier son père de son remède. « Un siècle plus tard, M. Hoffmann aurait-il pu bénéficier de cette découverte ? À cause de sa toxicité digestive et surtout de ses effets tératogènes chez le rat, l’autorisation de mise sur le marché serait peut-être aujourd’hui refusée à l’aspirine », note Patrice Queneau1.
En 1899, Bayer lance sur le marché un médicament portant le nom d’Aspirin - A pour acétyl, spir pour spirsaüre ou reine-des-prés, -in est un suffixe classique en pharmacopée. C’est Heinrich Dreser, directeur du laboratoire des essais pharmacologiques de la firme, qui trouve le nom d’acide acétylsalicylique, difficile à prononcer et trop proche de l’acide salicylique, son précurseur et concurrent direct.
Un concours de 20 000 livres sterling.
« Aussi, le 23 janvier 1899, propose-t-il le nom d'Aspirin, une option confortée par le refus d’enregistrer le procédé d’acétylation de l’acide salicylique du bureau allemand des brevets, estimant qu’il ne s’agissait pas d’une innovation réelle. » 1 L’aspirine sera commercialisée en France à partir de 1908 sous le nom de Rhodine, par la société chimique des Usines du Rhône. Mais pendant la Première guerre mondiale, il devient difficile de s’approvisionner en aspirine alors même qu’elle fait partie du paquetage des soldats envoyés au front. La Grande-Bretagne décide de lancer un concours offrant 20 000 livres sterling à celui qui parviendrait à reformuler le produit, remporté par un pharmacien de Melbourne (Australie) qui crée Aspro. Parallèlement en France, le pharmacien Bayard vante les mérites de son produit, reconnu par un brevet : « l’aspirine BAYARD, l’aspirine sans peur ni reproche ». Un slogan qui veut faire de ce médicament l’aspirine des Français et ainsi remplacer l’Aspirin Bayer de l’ennemi ! Au sortir de la guerre, l’aspirine sera même incluse dans les négociations du traité de Versailles en 1919, les alliés imposant à l’Allemagne vaincue la libre utilisation du mot aspirine. Le succès ne se dément pas. En 1950, l’Aspirin apparaît dans le Guiness Book des records comme étant l’analgésique le plus vendu. L’aspirine à croquer est lancée en 1952, l’aspirine vitaminée C effervescente en 1960, ainsi que les premières aspirines enrobées… Enfin, en 1970, apparaît l’aspirine injectable sous la marque Aspégic.
Un pas de géant.
Un premier brevet avait été déposé dès 1956 par le laboratoire L’Équilibre biologique. Spécialisé dans les acides aminés, essentiellement dans les injectables massifs destinés à l’alimentation artificielle par voie veineuse, le laboratoire a su mettre à profit le savoir-faire de ses chercheurs pour synthétiser une série de molécules dérivées de l’aspirine. Ils parvinrent à mettre au point plusieurs sels d’acide aminé avec l’aspirine, parmi lesquels l’acétylsalicylate de lysine (ASL), qui allait devenir Aspégic. Après un long travail de simplification de la méthode de la synthèse chimique afin de pouvoir produire la molécule de manière industrielle et une recherche de la meilleure galénique pour la protéger de l’humidité et de la chaleur, la première aspirine injectable fait faire un pas de géant à l’innovation en milieu hospitalier, mais aussi dans les pharmacies de ville. Aspégic se présente comme une réelle innovation car sa solubilité réduit les effets secondaires de l’aspirine, notamment les troubles gastriques. Avec Aspégic – donc de l’acide acétylsalicylique sur lequel est greffé un acide aminé, la lysine – la molécule se trouve transformée, elle devient parfaitement soluble et peut être administrée par injection. Pour ancrer dans les esprits son innovation, le laboratoire L'Équilibre biologique ou EGIC décide de lancer d’abord la forme injectable, puis de poursuivre avec les sachets d’Aspégic 500.
Du sur-mesure.
La forme soluble dans l’eau, le jus de fruit, le lait (etc.) en quelques secondes améliore son efficacité, sa rapidité d’action, sa tolérance et son acceptabilité même pour les enfants et nourrissons. Enfin, l’absence de sodium permet à l’insuffisant cardiaque, l’hypertendu et toute personne sous régime hyposodé ou désodé de l’utiliser.
Encore fallait-il trouver la ou les machines capables d’ensacher vite et bien. Les machines qui ensachent le thé ne peuvent être que provisoires, elles occupent toute la surface au sol sans suivre parfaitement la hausse de la demande. Il faut du sur-mesure. Le directeur de l’usine d’Amilly a le nez fin en passant un accord avec un fabriquant suisse qui lui présente un prototype capable de remplir huit sachets à la fois au lieu de cinq, de faire des piles de 20 sachets pour la mise en boîte et cela sur une largeur de 110 cm au lieu des 15 m nécessaires aux machines américaines. Restait à résoudre le problème de la poudre qui se répandait dans les soudures du sachet et le rendait moins étanche. Là encore, l’usine commence à travailler avec un prototype qui finira par entrer dans les mœurs, un sachet de trois épaisseurs : papier sur l’extérieur pour pouvoir imprimer, aluminium au centre pour barrer l’entrée à l’humidité et la lumière, film plastique en contact avec le produit. L’usine d’Amilly a d’ailleurs prévu deux zones distinctes : l’une pour la fabrication de l’ASL, l’autre pour le conditionnement de la forme poudre.
Comment cette spécialité s’est-elle finalement retrouvée dans le portefeuille de produits de sanofi-aventis ? L’Équilibre Biologique fusionne en 1969 avec les laboratoires Métadier qui deviennent le groupe Métabio, qui se rapproche en 1978 des laboratoires Jouillié. Cette nouvelle entité se marie deux ans plus tard avec la filiale pharmaceutique de L’Oréal, Synthélabo. Celle-ci fusionnera en 1999 avec sanofi, alors filiale du pétrolier Elf. Enfin, en 2004, le groupe Sanofi-Synthélabo mène une OPA sur son principal concurrent, Aventis, qui se réalise.
Aujourd’hui, les propriétés - analgésique, anti-inflammatoire, antipyrétique et antiagrégant plaquettaire - de l’aspirine sont unanimement reconnues ; deux Français sur trois en emportent en vacances et 75 % indiquent en avoir en permanence chez eux.
Bonne notoriété.
Il aura d’ailleurs fallu attendre 1982 pour que Bergström, Vane et Samuelsson reçoivent le prix Nobel de physiologie/médecine récompensant leurs recherches sur les prostaglandines. Les trois chercheurs ont proposé dès 1971 un « mode d’action cohérent pour les prostaglandines », prouvant notamment les effets antalgiques, anti-inflammatoires et antipyrétiques de l’inhibition de la production de prostaglandines. Certains sont persuadés que l’aspirine recèle encore de trésors applicables au plan médical.
Pour autant, on observe un déclin apparemment irréversible de sa classe. Le paracétamol s’est imposé comme produit de première intention, construisant son image au détriment de l’aspirine. Kardégic, médicament de sanofi-aventis lancé en 1993, contenant également de l’ASL mais utilisé en prévention après un infarctus du myocarde ou un accident vasculaire cérébral, a une très bonne image. Aspégic garde aussi une bonne notoriété spontanée et une excellente notoriété assistée. Aspégic en sachets est vendu à 30 % en automédication (50 % pour les formes adultes en 500 et 1 000 mg) et reste la marque la plus largement prescrite des aspirines avec plus de 80 % des parts de marché en unités (cumul mobile à juin 2009).
2A lire dans « Le Médecin, le malade et la douleur », de Patrice Queneau et Gérard Ostermann, de l’Association pédagogique nationale pour l’enseignement de la thérapeutique (APNET), éd. Masson, 2004.
3Né vers 40 après Jésus Christ, ce médecin, pharmacologue et botaniste grec qui vécut sous les règnes de Claude Ier et Néron, a laissé un traité complet sur les plantes médicinales.
4Aulus Cornelius Celsus, médecin de l’antiquité, surnommé l’Hippocrate latin et le Cicéron de la médecine.
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