QUELLE IMAGE a donc laissé ce célèbre apothicaire du siècle des Lumières, dont certains redoutaient les critiques acerbes, et qui, pour d’autres, ne fut pas moins que l’apôtre de la chimie moderne ? Le personnage est double, difficile à cerner, en même temps génial et trop extravagant.
Sa vie, c’est presque tout le XVIIIe siècle, une époque où la philosophie hésite entre cartésianisme et passions, où la chimie se cherche et fascine le public. Il ne manque pas grand-chose pour que cette science devienne l’égale de la médecine. Tous les chimistes-apothicaires du XVIIIe siècle, accompagnés de l’esprit des Lumières, œuvrent pour que la pharmacie soit reconnue à sa juste valeur. N’est-ce pas Denis Diderot qui, durant trois ans, fasciné par la personnalité de Rouelle, prend consciencieusement note de ses cours ? Des documents qui, parmi d’autres notes d’élèves inconnus, permettent aujourd’hui de connaître la teneur de son enseignement. N’est-ce pas Grimm qui fait un émouvant éloge posthume de l’apothicaire dans sa correspondance littéraire ? Il n’hésite pas à dire de lui qu’il « doit être regardé comme le fondateur de la chimie en France ». Rien que ça ! Ces deux hommes de lettres voient en Rouelle un scientifique intuitif, peut-être aussi un esprit révolutionnaire en marche vers le progrès. C’est probablement ce qui les séduit le plus.
Diderot puise dans l’enseignement de Rouelle ses bases pour construire sa philosophie matérialiste fondée sur l’observation de la nature et la méthode expérimentale. Le philosophe considère que la chimie représente un autre moyen de comprendre l’homme, de corps et d’esprit, agrégat de matière. C’est justement le moment où chimistes et physiciens se font la guerre et dans la définition même de la chimie écrite par Venel dans l’Encyclopédie de Diderot, l’auteur déplore que la chimie soit toujours considérée comme inférieure à la physique.
Un caractère fantasque.
Mais alors, qu’avaient de si incroyables les cours de Rouelle ? Qu’a donc apporté à la pharmacie cet apothicaire qui ne fit pas ses classes comme les autres et qui était tout le contraire de la définition que venait d’écrire Nicolas Lémery dans sa Pharmacopée : « Un apothicaire doit être prudent, sage et de bonnes mœurs, modéré en ses passions » ?
Né près de Caen, dans le petit village de Mathieu, Guillaume-François Rouelle est très vite attiré par la chimie. Dès l’âge de 14 ans, avec son frère cadet, il utilise un petit local prêté par un forgeron où il tente de reproduire des expériences qu’il a vues. L’envie d’en apprendre toujours plus sur la matière chimique est la plus forte.
Il abandonne ses études de médecine déjà entamées pour monter à Paris où il commence sa carrière de laborantin chez l’apothicaire allemand Spitzley, qui a repris l’ancien « Antre magique », célèbre, de Nicolas Lémery, là où la chimie du XVIIe siècle a acquis ses lettres de noblesse. Le jeune Rouelle s’y épanouit, à tel point que sept ans plus tard, il ouvre son propre laboratoire, place Maubert. Comme Lémery en son temps, il souhaite que ce lieu soit ouvert au public. Il y donne des cours de chimie auxquels le tout-Paris des Lumières vient assister. Le succès découle d’abord de son caractère fantasque.
On vient chez Rouelle comme au spectacle, pour y voir des choses extraordinaires. Alors qu’il récite son cours, il ne se rend même pas compte qu’il a enlevé sa jarretière et son bas pour se gratter la jambe. Et, comme si de rien n’était, il relève le tout ! Il se dit ouvertement contre le « beau parlage » ou les « zélés cartésiens ». Il critique les membres de l’Académie, comme Buffon, dont il croisera la route plusieurs fois, ou encore le chimiste Macquer et l’apothicaire Baumé, dont les cours recueillent également un vif succès. Il dénonce aussi les « plagiaires », ceux venus lui voler ses idées et qu’il croit voir partout…
Un mélange d’érudition et d’imagination.
Il devient bientôt le chimiste le plus connu de Paris. C’est en 1744 qu’il est nommé démonstrateur au Jardin du Roi. Là encore, il se fait remarquer : « Messieurs, tout ce que M. le professeur vient de vous dire est absurde et faux, comme je vais vous le prouver », s’exclame-t-il avant chaque démonstration. M. le professeur, c’est le docteur Bourdelin. La provocation est brutale. Bourdelin pourtant ne cille pas, encaisse. Car son collègue démonstrateur est connu pour ses exubérances et, de surcroît, il a souvent raison. Quelque temps plus tard, Rouelle réalise son chef-d’œuvre pour devenir apothicaire, ce qui lui permet d’ouvrir une boutique attenante à son laboratoire, désormais situé à l’angle de la rue Jacob et de la rue des Deux-Anges, ancêtre de la pharmacie Pelletier et Caventou (cette officine est toujours visible au 48 de la rue Jacob). Il accède ensuite au rang d’associé-chimiste à l’Académie des Sciences et refuse même la charge de premier apothicaire du roi Louis XV pour préférer le poste d’inspecteur général de la pharmacie de l’Hôtel-Dieu. Sa carrière est faite.
À l’étude plus précise du caractère de Rouelle, on s’aperçoit qu’il ne reniait pas non plus le caractère alchimique de certaines expériences, et son public s’attendait peut-être à voir un jour l’homme de science devenir un thaumaturge, avec de l’or dans les mains. C’était ça aussi l’esprit des Lumières, un mélange d’érudition et d’imagination. Cependant, sous ses airs clownesques, Guillaume-François Rouelle était plus sérieux qu’on a pu le penser, comme en témoignent ses travaux scientifiques publiés dans l’« Histoire de l’Académie Royale des Sciences », en particulier son Mémoire sur les sels neutres, marins et acides, celui sur l’eau minérale ou sur l’embaumement des Égyptiens, où il précise le rôle du natron et corrige même Hérodote !
S’intéressant surtout à la matière minérale, Guillaume-François Rouelle fit école. Il eut comme élèves presque tous les plus grands chimistes de l’époque, de Lavoisier à Parmentier, qui purent appréhender combien l’expérience est fondamentale et comment la matière peut se transformer. Déjà, dans le laboratoire de cet apothicaire passionné, rien ne se perdait et rien n’était créé… Lavoisier s’en souviendra.
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