IL SEMBLE qu’Antoine Baumé fut remarqué dès son plus jeune âge pour son indéniable capacité à travailler et à expérimenter. De là vient sans doute son entrée, après un apprentissage à Compiègne, dans l’apothicairerie du célèbre Claude-Joseph Geoffroy (appelé le Grand Geoffroy), située à Paris, rue Bourg-Tibourg. Après six ans de stages obligatoires, le bon élève décida de se présenter à la maîtrise d’apothicaire, qui lui fut d’abord refusée, sous prétexte qu’il n’apportait pas avec lui toutes les justifications requises ; un refus qui le renvoyait malgré lui à ses origines, fils d’un modeste aubergiste de Senlis n’ayant pu faire son apprentissage à Paris. Loin de s’en émouvoir, le jeune homme se tourna vers le Conseil d’État du Roi qui lui permit finalement de passer sa maîtrise d’apothicaire en 1752, sous les applaudissements. Ce sésame en poche, il ouvrit une boutique dans le quartier des Lombards, rue Saint-Denis, en face de l’église Saint-Leu.
Du démonstrateur à l’entrepreneur.
L’officine Baumé devint très vite un haut lieu des sciences pharmaceutiques du XVIIIe siècle, réputée pour les nombreux produits en vente et pour ses cours de chimie. Le 29 novembre 1757, en effet, Antoine Baumé et Pierre-Joseph Macquer (1718-1784), célèbre docteur-régent de la faculté de médecine et membre de l’académie, s’associaient : le premier était démonstrateur, le second, théoricien. Leur collaboration, doublée d’une amitié confirmée par plusieurs lettres, dura seize ans. La réussite fut si grande qu’il fallut déménager dès 1762, rue Coquillère, pour un local plus spacieux, contenant cinq laboratoires, une droguerie et une pharmacie. Une véritable usine pour l’époque, décrite par Cadet de Gassicourt dans son éloge à Baumé, en 1805 : « Son officine, ses laboratoires, sont moins des ateliers que de grandes manufactures : partout règne l’abondance, partout les matières sont choisies avec soin. La manipulation s’y fait en grand. » De l’eau de Cologne (véritable panacée à l’époque), du baume de vie de M. Baumé, de mystérieux bézoards, plus d’un millier de substances chimiques, végétales et animales, pour lesquelles étaient passées de petites annonces (et dont il nous reste les prix-courants) attendaient le client. Baumé dira lui-même de sa formidable entreprise pharmaceutique qu’elle aurait pu devenir publique, au sein du Collège de pharmacie. Il ne savait pas alors que, quelques années plus tard, serait créée la pharmacie centrale… Sur sa lancée, il s’intéressa aussi à la distillation d’eaux-fortes et se fit le précurseur de la fabrication du sel ammoniac (chlorure d’ammonium) qu’il expérimenta dans des ateliers de Gravelle. Entrepreneur de génie, Baumé sera le premier à voir aussi grand, à « industrialiser » la pratique pharmaceutique.
Le savant chimiste.
Derrière l’homme d’affaire, se trouvait le scientifique de talent. Plus praticien que théoricien, Baumé travailla d’abord sur l’éther vitriolique et le refroidissement des liqueurs, puis sur la fermentation, la conservation du blé ou la purification du salpêtre. Enfin, il attachait beaucoup d’importance à la préparation des médicaments. Il mit ses travaux par écrit dans son « Manuel de chimie » (1762), sa « Chimie expérimentale et raisonnée » (1773), ses fameux « Éléments de pharmacie théorique et pratique » (huit éditions, de 1762 à 1797) et ses « Opuscules chimiques » (1798). Nommé à l’Académie en 1772 en tant qu’adjoint-chimiste, il accédera au grade tant espéré de pensionnaire en 1785.
Les années suivantes sont plus sombres. La Révolution sonna la ruine de la belle entreprise Baumé. Notre chimiste sera également déçu de ne rester qu’associé non résidant de l’Institut (suite à la suppression de l’Académie en 1793), une décision peut-être due à son obstination, souvent incomprise, à croire encore à la théorie du phlogistique de Stahl, qui présida tout au long du XVIIIe siècle, mais désormais mise en pièce par le grand Lavoisier (qui démontra que le phénomène de combustion n’est pas dû à une perte de substance appelée « phlogistique » mais bien à une fixation d’oxygène). La révolution des nouveaux tenants de la physique et de la chimie (les Laplace, Berthollet, Monge, Lavoisier) était sans doute trop brutale pour l’apothicaire vieillissant des Lumières, qui faisait pourtant l’admiration et l’amusement de ses contemporains : celui qui triturait les substances avec acharnements, dans le sillage de la pharmacie expérimentale et parfois farfelue du XVIIe siècle, et celui qui triturait les esprits scientifiques, en polémiste acerbe de quelques colonnes de journaux, sous des pseudonymes provocants tels « Antinome Rabé » ou « Guillaume le Résolu, distillateur en l’art de chymie ».
Antoine Baumé est aujourd’hui connu pour sa mise au point de l’aréomètre (instrument qui permet de mesurer la densité des liquides et qui donna lieu à l’unité de mesure en degrés Baumé) et pour ses Gouttes amères (contre les coliques). Mais sait-on qu’il mit au point une teinture écarlate pour les Gobelins ? Et que son ami Macquer découvrit le kaolin, près de Limoges, en 1568, premier pas de la renommée mondiale de la manufacture de Sèvres ? Les recherches du couple Baumé-Macquer sur la fabrication de la porcelaine y sont sûrement pour quelque chose…
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