« Le big data en santé, c’est l’utilisation et la réutilisation de données habituellement produites de façon cloisonnée dans le temps, dans l’espace, pour des finalités différentes, avec une possibilité de chaîner et d’enrichir ces données », résume le Dr Thomas Lefèvre, praticien hospitalier et coordinateur d’un groupe de travail big data en santé au sein du ministère des Affaires sociales et de la Santé.
Pour le Dr Lefèvre, il est aujourd’hui grand temps de prendre du recul vis-à-vis de la « mode » du big data et des concepts périphériques comme la médecine « 4P » qui « recoupent beaucoup de choses et font appel à des notions trop souvent erronées ». À ses yeux, le pilier essentiel du big data en santé est surtout de « pouvoir traiter et analyser des données par des méthodes non classiques en biomédecine » afin de « répondre à des questions qualitativement différentes de la recherche académique ». Mais techniquement, beaucoup reste à faire pour faire vivre ces promesses. « Nos systèmes d’information ne sont pas en mesure de faire face aux problématiques big data », juge ainsi Ago Set-Aghayan, consultant Lifescience & Watson health chez IBM. Tandis que les volumes de données de santé « doublent tous les 73 jours », 85 % des données générées restent aujourd’hui non-structurées. Et au final, « seulement environ 5 % des données de santé sont vraiment exploitée », résume Ago Set-Aghayan.
Perte de contrôle
Parmi les champs d’application du big data, les pathologies rares concentrent les espoirs et les craintes. « Les malades sont favorables à fournir leurs données de santé, mais aussi préoccupés car ils ne veulent pas non plus subir pour eux-mêmes, pour leur famille des conséquences négatives », déclare Viviane Viollet, présidente de l’Alliance maladies rares. « On se questionne sur le transfert de données de santé. Nous savons que l’hyperconnection permet aux données de voyager dans des pays et circuits commerciaux où leur protection n’est pas garantie », poursuit-elle. « Le droit de la protection des données est aujourd’hui à la croisée des chemins. C’est un droit complexe, un système de mille feuilles qu’il faut articuler », considère Frédérique Lesaulnier, juriste chargée de mission auprès de l’INSERM. Et malgré l’arsenal réglementaire qui se renforce à l’échelle nationale et européenne, il n’y a pas de sécurité absolue. « Dans un contexte de demande d’interoperabilité, Il faut être réaliste : on ne peut plus garantir notre vie privée. On sait que techniquement, on est capable de nous reidentifier », insiste Emmanuelle Rial-Sebbag, juriste et directrice de recherche INSERM à l’université Paul Sabatier-Toulouse III.
Esprit critique
« La question de la digitalisation de l’être humain et de notre propre numérisation doit nous interroger sur ce que nous voulons pour notre futur. Il faut être prudent par rapport au monde que l’on est en train de créer », souligne-t-elle. « Il ne faudrait pas que le big data devienne le big brother où l’on abdique totalement ses libertés au nom de l’innovation », pointe le Dr Jacques Lucas, vice-président au CNOM en charge des systèmes d’information. Dernièrement la solution d’intelligence artificielle d’IBM Watson a développé une aide à la décision pour les oncologues, laquelle passe en revue la littérature médicale en un éclair tout en croisant des données patients. « Dans 96 % des cas, Watson a fait les mêmes recommandations que des experts. Cette solution va permettre de proposer des traitements dans près de 80 % des cancers », relate Ago Set-Aghayan. Pour le Dr Lucas, l’intégration de l’intelligence artificielle en médecine va entraîner « une transformation radicale des métiers », au point que certains médecins absorbés par ces technologies pourraient aller jusqu’à abandonner tout esprit critique par rapport à ce que dit la machine. Le conseil de l’Ordre devrait produire d’ici à la fin de l’année un livre blanc consacré à ce sujet, avec des préconisations en la matière.
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