C’est la mission « Régulation des produits de santé » mandatée par Élisabeth Borne, alors Première ministre, qui dans son rapport remis en août 2023 appelle à la « sobriété médicament », une « sobriété raisonnée afin que chaque euro dépensé corresponde “en effet” à un besoin de santé. » L’idée était déjà dans l’air du temps, notamment à l’assurance-maladie qui ne cesse de vanter la « juste prescription » dans ces séances de négociations avec les professionnels de santé. Avec raisons. Selon les données de la Caisse nationale de l’assurance-maladie (CNAM), 1 personne sur 2 âgée de 65 ans et plus est en situation de polymédication (plus de 5 molécules délivrées au moins 3 fois dans l’année) et 14 % sont en situation d’hyperpolymédication (plus de 10 molécules délivrées au moins 3 fois dans l’année). Ainsi, ce sont les risques d’iatrogénie qui augmentent.
Or, « l’iatrogénie médicamenteuse, ce sont 10 000 décès et 200 000 hospitalisations par an, dont la moitié est évitable », pour un coût de l’ordre du milliard d’euros, rapporte Éric Baseilhac, président de l’association Bon usage du médicament, lors du Forum éponyme qui s’est tenu au ministère de la Santé le 11 juin.
« La sobriété médicamenteuse renvoie à la notion de consommation. Est-ce que nous consommons trop de médicaments en France ? », poursuit Éric Baseilhac. En tout cas beaucoup plus que nos voisins européens et à l’échelle nationale, les dépenses de santé augmentent : « + 6,3 % en 2023, et ça s’accélère, avec une forte consommation chez les enfants et chez les personnes âgées de plus 65 ans, rapporte Sophie Kelley Causeret, responsable du département des produits de santé de la CNAM et aux tables des négociations conventionnelles avec les syndicats de pharmaciens. On est dans le top des pays les plus prescripteurs de médicaments. On a de grosses consommations de certaines classes médicamenteuses par rapport à nos homologues et ça nous interroge. » « Plus de 20 % des motifs de consultation sont une demande de médicament. C’est le premier motif de consultation. Plus de 80 % des consultations donnent lieu à une prescription, contre 40 % aux Pays-Bas », ajoute le Dr Paul Frappé, président du Collège de la médecine générale (CMG). « Cette médecine qui n’a plus de temps, qui n’a plus de ressources humaines, qui va trop rapidement, sans doute, du symptôme au médicament, est une médecine qui organise une certaine forme d’addiction systémique aux médicaments », provoque Éric Baseilhac.
En plus d’être un enjeu de santé publique et un enjeu économique, la sobriété médicamenteuse est un enjeu écologique. En témoignent les niveaux de gaspillage (2,5 boîtes de médicaments sont rapportées en pharmacie par an et par habitant, soit 10 000 tonnes/an) et les sujets d’inquiétudes autour de l’antibiorésistance.
Objectif déprescription
Ainsi l’assurance-maladie mise sur la déprescription. Apparu en 2003, le terme peut être défini aujourd’hui comme le processus planifié et supervisé par un professionnel de santé, du retrait de médicaments dont les risques sont supérieurs aux bénéfices attendus, en vue d’une réduction de la polymédication et de ses conséquences. La déprescription a aujourd’hui pris une place prépondérante dans la nouvelle convention avec les médecins, qui préfèrent le terme de « révision de l’ordonnance » (voir ci-contre).
Cette convention médicale fixe, en plus d’un « bonus sobriété » de l’ordre de 1 000 euros pour « les médecins les plus vertueux » en termes de montant remboursable prescrit, des objectifs de pertinence avec réduction des volumes de prescription (diminuer d’au moins 4 lignes l’ordonnance des personnes hyperpolymédiquées et de 2 lignes l’ordonnance des polymédiquées, réduire les volumes de prescription des IPP de 20 % chez les adultes, -10 % pour les antibiotiques, -10 % pour les antalgiques opioïdes de palier II…) et instaure dans le même temps une consultation longue de déprescription, annuelle, pour les personnes de 80 ans et plus hyperpolymédiquées. Une consultation longue « qui embarque la prescription de bilan partagé de médication », s’enthousiasme Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), signataire de l’avenant numéro 1 de la convention pharmaceutique.
Les bilans partagés de médication (BPM) pourraient donc enfin décoller en pharmacie d’autant qu’ils seront aussi mieux valorisés (5 à 10 euros selon l’étape) et rémunérés à l’acte, et non plus sous forme de ROSP avec paiement décalé. Mieux, la réalisation d’un seul BPM en 2024 rapportera 400 euros à la pharmacie, sous forme de ROSP exceptionnelle. « Ce forfait permet d’installer le process », ajoute Philippe Besset.
Autres leviers de sobriété médicamenteuse en pharmacie : les TROD, pour juguler la juste prescription des antibiotiques, ou encore la dispensation adaptée (DAD), qui consiste à délivrer, pour les médicaments à posologie variable, uniquement les quantités dont le patient a besoin « pour ne pas qu’il ait un placard de médicaments à domicile », explique Pierre-Olivier Variot, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO). Expérimentée jusqu’en 2022, la DAD semble avoir manqué son rendez-vous avec les pharmaciens. « L’assurance-maladie ne l’a pas relevée, elle a dû sûrement estimer que ce n’était pas rentable pour elle, suppose Pierre-Olivier Variot. Mais au-delà, il y avait toutes les interventions pharmaceutiques à introduire ». L’idée n’est pas abandonnée pour autant puisque la convention promet de « suivre les remontées des interventions pharmaceutiques et plus particulièrement de la dispensation adaptée au regard du déploiement des ordonnances électroniques et de proposer le cas échéant des évolutions pour favoriser le bon usage et la juste dispensation. » Dont acte !
Jouer collectif
Même les industriels promeuvent la déprescription. Le Leem (Les Entreprises du médicament) a lancé en juin une campagne de communication grand public pour sensibiliser les personnes âgées qui prennent plus de 5 médicaments, et leurs médecins, à la révision de l’ordonnance et à « réduire le volume », selon le slogan de la campagne. Car les laboratoires ont aussi beaucoup à gagner avec la déprescription et plus généralement avec le bon usage du médicament. Pour obtenir des données en vie réelles, ils ont intérêt à ce que le médicament soit utilisé dans les meilleures conditions possibles et selon les bonnes pratiques.
Pour les médecins, « la déprescription ne peut être une finalité, mais c’est une activité du quotidien, tempère Paul Frappé. Il faut avoir un signal : le chiffre de 5 lignes de médicaments sur l’ordonnance, mais ça peut être aussi le bilan du pharmacien, la pluriprofessionalité avec l’infirmier, le kiné… Il faut croiser ces regards, chacun avec ces spécificités. Et puis, une fois qu’on a le signal, il faut fixer un objectif. La juste prescription peut être au-delà de 5 lignes. Il faut trouver le seuil pour chaque patient ».
Si la sobriété médicamenteuse passe par prescrire mieux, dispenser mieux et administrer mieux, « il faut avant tout que les professionnels de santé communiquent ! », indique Jean-Michel Ducrocq, président de la CPTS Nord Aisne. Cela passe par la mise en fonctionnement d’outils de communication et de partage d’informations sur le patient, en premier lieu le DMP.
« La déprescription aura vraiment une plus-value dans un exercice coordonné puisqu’il faut d’abord que le patient soit demandeur et qu’il en comprenne les enjeux, qu’il soit accompagné et pour cela, c’est le rôle du pharmacien et de l’infirmier. Il faut aussi que les autres professionnels sachent, quand on arrête un médicament, quels sont les effets rebonds. Si le trinôme médecin-pharmacien-infirmier travaille ensemble sur la déprescription, je pense que ça peut mieux fonctionner », démontre le Dr Marie-Line Gaubert Dahan, gériatre à l’OMEDIT Île-de-France. En résumé, la déprescription, c’est de l’interpro.
Les outils de la déprescription
En France, la déprescription n’a pas de cadre réglementaire et les recommandations nationales sont encore pauvres. Les professionnels de santé peuvent cependant s’appuyer sur plusieurs outils validés, notamment :
- Le Guide PAPA (pour « prescriptions médicamenteuses adaptées aux personnes âgées »), conçu par la Société française de gériatrie et gérontologie (SFGG) et le Conseil national professionnel de gériatrie (CNP), regroupe 42 fiches de « bonne prescription médicamenteuse » adaptées aux personnes âgées de 75 ans et plus ;
- STOPP-START (pour screening tool of older persons’prescriptions-screening tool to alert doctors to right treatment) dresse la liste, par système physiologique, des médicaments inappropriés, des interactions entre les médicaments et des co-morbidités (65 critères STOPP), et des omissions de prescriptions considérées comme appropriées (22 critères START) ;
- Le site canadien deprescribing.org, une référence, propose des algorithmes de déprescription pour plusieurs classes thérapeutiques, en anglais ou en français (benzodiazépines, IPP…) ;
- Le site medstopper.com évalue l’ordonnance et priorise les arrêts de traitement, en signalant également les symptômes possibles à l’arrêt du traitement ;
- L’OMEDIT Grand-Est met à disposition des professionnels de santé une boîte à outils : une fiche pour communiquer avec le patient, une ordonnance de déprescription, une carte de suivi de déprescription indiquant le médicament arrêté et la raison médicale, un guide de déprescription des médicaments à SMR (service médical rendu) insuffisant.
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