Depuis le début du mois, un retour à la normale semble se profiler dans l'approvisionnement en paracétamol. Les pharmacies renouent avec leurs circuits traditionnels, soit 80 % de commandes en direct et 20 % en provenance des grossistes-répartiteurs. « Il y a eu une demande très importante en paracétamol cet hiver, mais la cause principale des tensions observées ces dernières semaines, c'est le manque d'anticipation des industriels. Ils ont calculé leur volume de production sur les chiffres de 2021, sans prendre en compte le retour de certaines pathologies hivernales et la fin des gestes barrières », regrette Pierre-Olivier Variot. Le président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine (USPO) attribue, en premier lieu, ce relâchement des tensions d'approvisionnement à une baisse de la demande découlant « de la fin de l'épidémie de bronchiolite, des indicateurs grippe de nouveau en baisse en ville et à l'hôpital et des cas de Covid qui se maintiennent à un niveau relativement bas ».
La domination d'un duopole
Par-delà cette analyse épidémiologique, Frédéric Thomas, consultant chez Roland Berger, s'est penché sur les raisons de ces tensions et de ces ruptures en paracétamol sur le marché français, sur la base d'éléments factuels et chiffrés. Premier constat de cette étude (1), ce marché n'a cessé de s'éroder entre 2017 et 2020. Alors que 442,5 millions de boîtes s'étaient écoulées en 2017, ce volume de vente n'atteignait plus que 414,9 millions trois ans plus tard. Cette inflexion significative résulte d'une baisse constante des ventes d'UPSA, racheté en juillet 2019 par Taisho. « Au cours des années précédant cette cession, cette activité n'était plus considérée comme prioritaire par Bristol-Myers Squibb (BMS), son ancien actionnaire », rappelle Frédéric Thomas.
Certes, en 2021, le marché a connu un sursaut grâce à une hausse des ventes de Sanofi, qui a atteint un volume record à quelque 288,6 millions de boîtes. Mais à 427 millions d'unités vendues, le volume global de paracétamol écoulé dans l'Hexagone se situe encore en deçà du niveau de 2015. Autre particularité, ce marché reste plus que jamais dominé par le duopole Sanofi/Upsa qui possède 90 % de parts de marché. Pourtant, contre toute attente, cette concentration est considérée comme une force par Frédéric Thomas. Car ces deux acteurs, qui détiennent respectivement 68 % et 22 % de parts de marché, sont garants d'un sérieux et d'une légitimité « qui devraient protéger le marché de certains problèmes », affirme-t-il. Certes, cette force n'a pas pu éviter les ruptures, toutefois un éclatement du marché ne les aurait en rien résolues. Frédéric Thomas est formel : « C'est une illusion idéologique de penser que la multiplication des acteurs aurait pu endiguer les ruptures. Car aucun laboratoire ne maîtrise la totalité de la chaîne, tous dépendent d'acteurs extérieurs au secteur. » À commencer par les fournisseurs de principes actifs.
La concurrence accentuerait les ruptures
Car, rappelle le consultant, si la France dispose de fortes capacités de production secondaire, elle doit s'approvisionner auprès d'acteurs chinois, indiens et américains. Ainsi, 40 % des volumes vendus par Sanofi proviennent du site chinois du fabricant lyonnais Sequens, tandis qu'UPSA se fournit, pour 85 % de ses volumes vendus, auprès de Mallinckrodt aux États-Unis (et 15 % en Chine). Comme le souligne Frédéric Thomas, « depuis la fermeture de la seule usine européenne – Rhodia, implantée en France à Roussillon - il y a quinze ans, la Chine, l'Inde et les États-Unis fournissent 95 % du principe actif au niveau mondial ».
Le récent phénomène qu'ont connu les pharmacies françaises s'est cependant caractérisé par des ruptures de certaines formes. Ainsi, Pierre-Olivier Variot indique-t-il qu'aujourd'hui encore des difficultés sont observées pour obtenir du paracétamol en suppositoire. Là encore l'analyste de Roland Berger estime qu'une concurrence accrue sur le marché n'aurait pas davantage favorisé l'approvisionnement. Au contraire, la concurrence aurait accentué le phénomène des ruptures, tous les acteurs s'investissant dans la forme la plus répandue. « C'est un phénomène que nous observons dans d'autres domaines comme la musique ou l'édition. La concentration de la production s'exerce sur les formes qui fonctionnent le mieux. L'industrie pharmaceutique n'échappe pas à cette tendance. Soucieux ne pas multiplier les dossiers, les industriels vont favoriser une forme de paracétamol qui s'écoule bien. C'est par exemple le cas du paracétamol 500 mg. Et que constate-t-on ? Cette forme n'est pas la plus sujette aux ruptures ! », expose-t-il, estimant que la multiplication de fabricants aurait pour autre effet pervers « d'introduire un faux sentiment sécurité ».
Dans ce contexte, la sous-représentativité des génériqueurs (10 % de parts de marché) ne constitue donc en rien un élément de réponse aux ruptures en paracétamol. Par ailleurs, l'approvisionnement en formes dites « marginales » (solution buvable, suppositoire) requiert en amont des lignes de production en nombre suffisant. Or les capacités industrielles sont loin d'exister pour répondre à une demande plus sporadique que récurrente. Ceci alors même, insiste Frédéric Thomas, « que les laboratoires pharmaceutiques sont parmi les meilleurs pour gérer la complexité ».
Une problématique franco-française ?
Certes, les pharmaciens en ont fait récemment l'expérience, le paracétamol n'est pas le seul médicament à subir des tensions d'approvisionnement. Cependant, deux paramètres typiquement français rendent ce phénomène plus visible. Cette molécule est très largement remboursée dans l'Hexagone et son prix administré historiquement bas privilégie sans aucun doute sa prescription. Cet encadrement n'est pas fortuit car il conduit à ce que ce médicament, identifié comme toxique par les autorités, échappe – globalement - à « une stratégie OTC ». « Celle-ci consisterait à microsegmenter un marché afin de pouvoir augmenter les prix à chaque lancement doté d'une valeur ajoutée », décrit Frédéric Thomas.
Enfin, autre facteur ayant exacerbé les tensions, la suprématie du paracétamol face aux AINS. « Du fait du poids de la prescription, la France est un pays qui utilise proportionnellement deux fois moins d’ibuprofène que la moyenne européenne », pointe l'analyse de Roland Berger sur la base d'une comparaison des volumes de paracétamol et d’ibuprofène.
En effet, contrairement aux 32 pays européens (y compris la France) où il détient 63 % de parts de marché et l'ibuprofène, 37 %, le paracétamol domine à 87,3 % en France alors que l'ibuprofène ne remporte que 12,7 % du marché. Cette « culture du paracétamol » s'est renforcée dans l'Hexagone au tout début de l'épidémie de coronavirus. Jusqu'en 2020, en effet, le rapport de force était de 83,4 % pour le paracétamol contre 16,6 % pour l’ibuprofène. La mise à l'index de l'ibuprofène, en mars 2020, par Olivier Véran, alors ministre de la Santé, n'est sans doute pas étrangère à cette tendance. Mais le marché européen lui-même semble y avoir été perméable puisque l'ibuprofène a également cédé du terrain au paracétamol en 2020 et en 2021. 2022 a cependant connu un regain d'intérêt pour l'ibuprofène au niveau européen, même si ses parts de marché sont encore loin d'égaler celles d'avant l'épidémie.
Sur l'ensemble du marché européen, le niveau des ventes de ces deux molécules (2) est passé de 30 148 millions d'unités standards (SU) en 2017 à 34 226 en 2022, soit une hausse de 13,52 %. En France, en revanche, les ventes ont décru de 1,6 % sur ces six années. Après une chute drastique en 2020, à 5 989 millions SU (voir tableau ci-dessous), elles n'avaient toujours pas retrouvé l'année dernière leur niveau de 2017. La croissance des parts de marché du paracétamol n'est en effet pas parvenue à compenser le décrochage de l'ibuprofène en 2020.
(1) Les tensions et ruptures de paracétamol sur le marché français. Éléments factuels et chiffrés. Janvier 2023.
(2) Unité standard (SU) définit par IQVIA comme correspondant à la plus petite consommation quotidienne en fonction des posologies journalières habituellement recommandées. À titre d’exemple, le paracétamol existe sous forme de 500 mg et de 1 g chez l’adulte et 100, 200 et 300 mg chez l’enfant. En fonction de tous ces dosages l’unité standard moyenne est d’environ 580 mg.
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