Les pharmacies, après des années de disette, auraient-elles renforcé leurs défenses immunitaires ? Cette métaphore de Philippe Becker, du cabinet d'expertise comptable Fiducial, ne passe pas inaperçue en cette période de pandémie. Elle illustre les effets de ces années noires qui ont amené les titulaires à gérer autrement leur entreprise pour se préparer aux évolutions cycliques.
La parenthèse Covid
De fait, les chiffres présentés lors de la 21e Journée de l’économie de l'officine, organisée par « le Quotidien du pharmacien » attestent d’une grande capacité de résistance des pharmacies. En ce début d’année très chahuté, les officines ont pu s’appuyer sur une base consolidée en 2019, exercice qui avait vu leur chiffre d’affaires grimper de plus de 2 % *. Les quelque 64 % de pharmacies en évolution positive ont été en mesure de relever les défis imposés par l'épidémie.
Conséquence, le choc de la crise sanitaire, tout particulièrement celui des huit semaines de confinement, a pu être en partie amorti. Ainsi, selon View Pharma, l’outil de pilotage du réseau d’experts-comptables CGP, le chiffre d’affaires a augmenté en moyenne de 1,68 % au premier semestre. C’est notamment vrai pour les pharmacies des zones rurales qui ont enregistré une hausse de leur activité de 2,28 % entre le 1er mars et le 31 mai, tandis que les pharmacies de centres commerciaux étaient pénalisées par un recul de 8,13 %. Les officines des centres-villes, quant à elles, encaissaient pendant la même période une chute de 3,38 % de leur chiffre d'affaires.
Mais les dix jours les plus cruciaux, ceux qui ont précédé le déconfinement, ont démontré à quel point les pharmacies n'étaient pas égales face à la crise : la pharmacie de centre commercial atteignait des fonds abyssaux à - 34,18 %, alors que le réseau dans son ensemble plongeait à - 19,38 % ; seule, la pharmacie rurale, se maintenait au-dessus de la mêlée, avec un recul d’activité de 15,20 %.
Échapper à la tendance de fond
La crise serait-elle en train de rebattre les cartes du paysage officinal ? La pharmacie de proximité, et tout particulièrement la pharmacie rurale, bénéficieraient-elles d’un état de grâce ? De toute évidence, le Covid aura été pour elles une bouffée d’oxygène. « Les pharmacies rurales et celles des gros bourgs ont retrouvé leur attrait », observe Joël Lecoeur, président du réseau CGP. Mais pour combien de temps ?
La part croissante des honoraires dans l’activité économique des officines a certes bénéficié en premier lieu aux pharmacies rurales et aux pharmacies de quartier. « Le transfert s’opère. Les honoraires ont progressé de 30 % en 2019 », remarque Joël Lecoeur. Mais suffiront-ils à compenser la baisse des volumes et à assurer une croissance de la marge brute globale (entre 6 000 et 7 000 euros en 2019), alors que les économies d’échelle continuent de bénéficier à la rentabilité des grosses structures ? Malheureusement non.
De l’avis des experts-comptables comme de celui des syndicats, il en faut davantage pour sauver la petite officine, et avec elle le maillage officinal. La pharmacie ne pourra échapper à cette tendance de fond décrite par Philippe Becker : « La taille devient un élément discriminant. Plus une pharmacie est importante et plus elle a les capacités de se développer. » L’expert-comptable précise « nous avions anticipé ce phénomène de la prime à la taille. Ce clivage explique aujourd’hui la disparition des petites pharmacies qui n’atteignent plus le seuil de rentabilité nécessaire pour rémunérer leur titulaire. Ce n’était pas le cas il y a 20 ans. On pouvait alors vivre très correctement d’une petite officine ». Un constat amer qui ramène à la réalité les acteurs de la chaîne pharmaceutique : la pharmacie doit d'urgence se chercher un modèle si elle veut rebondir après la crise.
Après le Plan blanc, le Plan vert ?
Autre phénomène, la crise sanitaire a insufflé un nouvel élan fédérateur à la chaîne du médicament. Sur la base du constat des experts-comptables, syndicats, groupements, laboratoires d’OTC et répartiteurs s’emploient à trouver les leviers de croissance qui permettront au réseau officinal, et tout particulièrement aux dirigeants des structures les plus fragiles, d’échapper au dilemme : être acteur de santé ou commerçant ? Les syndicats ont choisi leur camp depuis 2009 et la loi HPST. Pour Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), les représentants de la profession négocient depuis plusieurs années un virage vers les nouvelles missions, qu’ils s’apprêtent à accentuer par une nouvelle convention pharmaceutique en 2021. Celle-ci aura – entre autres – pour objectif de fixer avec l’assurance-maladie la valorisation financière de nouveaux actes pharmaceutiques, « pour placer la pharmacie au cœur des soins de premiers recours, le pharmacien étant de plus en plus un soignant ».
Pour les groupements, en revanche, l’enjeu est moins de résoudre le clivage entre santé et commerce que de construire des modèles économiques résilients. Christophe Le Gall, président du groupement éponyme, affirme même qu’avec le soutien des groupements, les petites officines peuvent tout à fait tirer leur épingle du jeu. La crise aura resserré les rangs au sein de la chaîne du médicament. En témoigne Hubert Olivier, président d’OCP Répartition, qui rappelle ainsi la coopération entre répartiteurs et pharmaciens au plus fort de l’épidémie. Pour renforcer ces liens, Hubert Olivier propose un « Plan vert » à l’instar du Plan blanc pour l’hôpital et du Plan bleu pour les Ehpad, « qui donnera à la chaîne de distribution du médicament une gouvernance. Elle aurait notamment pour tâche d’organiser la distribution du futur vaccin contre le Covid ».
Les talents dont ont fait preuve les acteurs du médicament pour assurer la continuité des soins et se positionner sur de nouveaux créneaux – la distribution des masques notamment – doivent aujourd’hui servir à proposer un modèle d’organisation de l’officine pérenne. Le dépistage en est l'un des axes majeurs. Alain Grollaud, président de la chambre syndicale des groupements et enseignes de pharmacies (Federgy), souligne le combat des groupements pendant la crise sanitaire pour que la profession obtienne l’autorisation d’effectuer des TROD Covid. Il table sur l’arrivée des tests antigéniques pour remettre la profession au centre de la stratégie de santé publique. « À l’instar de la vaccination antigrippale en pharmacie, et demain, la vaccination contre le Covid », espère-t-il. Pour Laurent Filoche, président de l’Union des groupements de pharmaciens d’officine (UDGPO), les TROD en officine doivent être généralisés pour toutes les pathologies infectieuses ou chroniques, la liste positive figurant à l’arrêté d’août 2016 devrait être, selon lui, remplacée par une liste négative.
Et demain les paniers de soins ?
Mais parce que la délivrance est le cœur de métier du pharmacien, comme le rappelle Laurent Filoche, le médicament doit aussi rester le moteur de l’activité officinale. L’un des relais de cette dynamique sera bientôt la prise en charge de certains médicaments à prescription facultative par les complémentaires santé. Après plusieurs faux départs, le marché des assurances semble aujourd’hui mûr pour ce changement de paradigme. Il en est de même pour les consommateurs. Les chiffres présentés par Christophe de la Fourchardière, président de l’Association française de l'industrie pharmaceutique pour une automédication responsable (AFIPA), signalent en effet un intérêt particulier de la population pour les produits non remboursés tels que les compléments alimentaires, les produits naturels contre les troubles du sommeil et le stress. « Entre mars et août, les pharmacies ont reçu plus de 130 millions de visites pour de l’automédication (hors masques et gels). Cela fait 6 400 visites en moyenne par pharmacie pendant cette période », expose-t-il. Alain Grollaud annonce pour sa part qu’un modèle de prise en charge de l’OTC et de services, créé par Federgy, sera opérationnel dès 2021. Ce panier de soins, d’un montant annuel de 50 euros, sera proposé en partenariat avec les complémentaires santé, grâce à un système de tiers payant. Une solution approuvée par Gilles Bonnefond, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO) ; « ce nouveau parcours de soins ne sera pénalisant ni pour le patient qui sera pris en charge au premier euro, ni pour le pharmacien qui pourra contrôler les droits du patient en ligne ». Au-delà de cette facilité d’accès, « cette nouvelle activité va permettre aux pharmaciens de conserver le monopole en démontrant leur valeur ajoutée », remarque Alain Grollaud. « Et de lutter contre le phénomène Amazon », insiste-t-il.
Éviter l’ombre d’Amazon
Si les patients ont redécouvert leurs commerces de proximité, et tout particulièrement leur pharmacie, pendant la crise sanitaire, ils s’en sont en même temps éloignés en intensifiant leurs achats sur Internet. Ce phénomène est d’ailleurs d’une brûlante actualité, comme l'ont rappelé Alain Grollaud et Laurent Filoche. La majorité des pharmaciens retiennent leur souffle face au projet de loi d'accélération et de simplification de l'action publique (ASAP) examinée depuis hier par les députés. « Nous sommes montés au créneau pour abolir, dans ce texte, les plateformes de type Amazon », se souvient Alain Grollaud. Laurent Filoche, quant à lui, rappelle le combat de l’UDGPO contre le néerlandais Shop Apotheke. Le jugement sera rendu le 1er octobre par la Cour de Justice de l’Union européenne, qui devrait suivre l’avis de l’avocat général, favorable aux pharmaciens français. Ces deux exemples démontrent une fois de plus combien la défense du modèle officinal − économique et réglementaire − reste un combat de tous les jours.
* Statistiques CGP et FIducial sur un échantillon de 2 284 officines, soit 11 % des pharmacies françaises.
Un dossier complet sur les travaux de cette Journée paraîtra dans notre édition du 27 octobre.
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