Les effets collatéraux du Covid-19 sur les autres pathologies ont été dénoncés à de multiples reprises par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Rien que pour l’année 2020, des arrêts de traitement du cancer ont été signalés dans 42 % des pays et l’Afrique a enregistré 673 000 décès dus au sida… Comparant VIH et SARS-CoV-2, Françoise Barré-Sinoussi insiste tout d’abord sur leurs différences. La virologue et immunologue spécialiste des rétrovirus est aussi présidente du Comité analyse, recherche et expertise (CARE), créé par le gouvernement en mars 2020 pour lui apporter un soutien scientifique immédiat concernant les traitements et les tests du Covid. Une double casquette Covid-VIH garantissant une vision globale de la situation.
« Le VIH compte 79 millions d’infections au total et 36 millions de décès, quand le Covid dépasse les 644 millions d’infections pour 6,6 millions de décès. La létalité est donc bien moins élevée pour le Covid. Surtout, ce ne sont pas du tout les mêmes virus, la transmission n’est pas la même, le VIH est capable de s’intégrer dans l’ADN mais pas le SARS-CoV-2, la variabilité génétique existe pour les deux mais le taux de mutations est bien plus élevé pour le VIH ; enfin le VIH est avant tout une infection chronique, tandis que le Covid-19 est d’abord une infection aiguë », énumère Françoise Barré-Sinoussi. Mais, ajoute-t-elle, il y a aussi des similarités dans les déterminants de ces épidémies, à savoir « les comportements sociaux, la pauvreté, les inégalités, le non-respect parfois des droits de l’homme, les clivages politiques et la réponse biologiques contre ces infections ».
Rapidité fabuleuse
Une similarité que l’on retrouve au niveau de la stratégie scientifique : identification du virus, obtention de la séquence virale, détermination des récepteurs des virus, le tout pour développer le plus rapidement possible traitements et vaccins. « Mais avec un échéancier très différent, souligne la virologue. Pourtant, à l’époque du VIH on pensait être allé assez vite, mais là… la rapidité a été fabuleuse pour le SARS-CoV-2. » Ce qui s’explique notamment par les connaissances accumulées sur le SARS-CoV en 2003 (le SRAS ou syndrome respiratoire aigu sévère) et surtout par des avancées scientifiques marquées depuis l’identification du VIH en 1983 qui ont permis d’aller beaucoup plus vite sur le plan des connaissances scientifiques et le développement de vaccins. En outre, la complexité du VIH est tout autre. Preuve en est, il n’existe toujours pas de vaccin malgré les nombreuses recherches dans ce sens. Autre élément qui a joué sur le développement rapide des connaissances sur le SARS-CoV-2 : le partage des connaissances via l’implication des laboratoires dédiés au VIH et à la tuberculose mis à disposition du dépistage du Covid-19. « Ce qui n’a pas été sans conséquence, au moins temporaire, sur le dépistage du VIH et de la tuberculose. »
La démarche de recherche des premiers traitements contre le Covid a également des points communs avec celle adoptée pour le VIH. Les chercheurs ont d’abord voulu empêcher la réponse inflammatoire de l’hôte à l’aide de corticostéroïdes ou d’anticytokines. « Ce n’est pas sans rappeler ce qui s’est passé au début des années sida quand il n’y avait pas encore d’antirétroviraux », se souvient Françoise Barré-Sinoussi. La démarche suivante a été de se tourner vers les antiviraux, « comme le Paxlovid », puis vers les anticorps monoclonaux, pour se diriger de plus en plus vers la combinaison de traitements, « tel qu’on le fait pour le VIH ». Si la virologue salue les efforts de la recherche pour lutter contre le Covid, elle regrette qu’ils aient été « beaucoup trop dispersés, en raison d’une coordination insuffisante tant au niveau national qu’international ». Alors que ces efforts ont payé pour le Covid avec la mise à disposition de vaccins très efficaces rapidement, elle rappelle que ce sont des candidats vaccins utilisant les mêmes plateformes (à ADN, à ARNm, à vecteur viral non réplicatif, à protéines…) qui ont été testés contre le VIH, mais sans succès. De nouveaux vaccins à ARNm font désormais l’objet de nouveaux essais cliniques dans le VIH. Cependant, Françoise Barré-Sinoussi est formelle : « Les résultats préliminaires sont très décevants. »
Erreurs de communication
Le succès de la recherche sur les vaccins anti-Covid doit néanmoins être relativisé au regard d’une couverture vaccinale insuffisante dans les pays à ressources limitées. De même, la scientifique déplore que les leçons tirées de l’épidémie de VIH n’aient pas été correctement utilisées pour la crise du Covid, en particulier l’importance d’impliquer et de consulter les associations et la société civile. Mais pas seulement. Le principe du « no one left behind », qui s’appuie sur la lutte contre les inégalités sociales et économiques et contre les discriminations ou stigmatisations, n’a pu s’épanouir à l’ère Covid qui a, au contraire, souligné les inégalités. Quant aux erreurs de communication commises au moment de la découverte du VIH et qui pèsent encore aujourd’hui, elles n’ont pas servi de leçon à la pandémie de Covid. « Elles ont même été encore plus criantes, probablement en raison de l’impact des réseaux sociaux. »
Au-delà de l’analyse comparative des deux épidémies, Françoise Barré-Sinoussi s’intéresse à l’impact de l’une sur l’autre. Selon l’OMS, le Covid a pris une telle place à tous les niveaux que le risque est désormais de « perdre 10 ans d’efforts pour contrôler le VIH ». Déjà le nombre d’infections annuelles a augmenté en Europe de l’Est, en Asie centrale, en Amérique Latine, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. « Globalement il y a une diminution de seulement 3,6 % des nouvelles infections en 2020-2021, c’est le plus faible déclin depuis 2016. »
Vision humaniste
Si les patients sous antirétroviraux n’ont pas eu de problème d’accès à leur traitement, des entraves ont été relevées, par exemple pour l’accès aux préservatifs car ils étaient considérés comme non essentiels dans un certain nombre de pays et donc interdits à la vente lors des confinements. De même, le programme de circoncision masculine a été temporairement suspendu en 2020 et l’utilisation de la prophylaxie pré-exposition (PrEP) a reculé. « 50 % des pays ont rapporté des difficultés d’accès au dépistage du VIH et d’autres maladies comme la tuberculose, ce qui a entraîné un retard dans l’initiation aux antirétroviraux », dénonce Françoise Barré-Sinoussi. En outre, la recherche sur le VIH, comme sur la plupart des autres pathologies, a été mise en suspens lors de l’émergence du Covid : laboratoires de recherche inaccessibles, chercheurs mobilisés par ce nouveau coronavirus, fonds principalement dédiés au Covid au détriment des autres maladies… Résultat, en 2020-2021, le nombre de publications scientifiques sur le Covid a atteint les 212 000 versus 13 500 sur le VIH.
Tout n’est cependant pas négatif. Les contraintes posées par la pandémie de Covid ont poussé à l’innovation et notamment à de nouvelles approches pour l’accès au dépistage (autotests adoptés dans 98 pays), à la PrEP (téléconsultation) et aux antirétroviraux (distribution plurimensuelle). De plus, le retard cumulé en 2020 pour le dépistage a été partiellement rattrapé en 2021. Par ailleurs, la virologue ne cache pas ses espoirs de travaux scientifiques multidisciplinaires et compte bien tirer les bénéfices de l’innovation scientifique mise en œuvre pour le Covid-19, que ce soit grâce aux vaccins à ARNm, à la santé numérique ou à l’intelligence artificielle, grâce aux nouvelles initiatives mondiales pour les tests, médicaments ou vaccins, ou encore grâce à une meilleure préparation aux futures pandémies. « En finir avec des épidémies comme le VIH-sida, je crois que ce n’est pas pour demain. Je rejoins Charles Nicolle quand il dit qu’il y aura toujours des maladies infectieuses émergentes, mais gardons en mémoire la vision humaniste de Louis Pasteur de solidarité, d’équité et de partage des connaissances. »
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