Détroit, Michigan, 1865. Le médecin et pharmacien Samuel P. Dufflied tient une petite officine de ville, mais il voit plus grand et décide de s’associer à deux entrepreneurs, Hervey Coke Parke et George S. Davis. Cette alliance donne le coup d’envoi de la société Parke-Davis qui deviendra en un demi-siècle une des plus importantes firmes pharmaceutiques du pays (avant d’être rachetée par Warner-Lambert en 1970, laquelle sera intégrée par Pfizer en 2000).
Pendant ce temps, le jeune Wilbur Lincoln Scoville, originaire du Connecticut, entame des études de pharmacie et devient professeur au prestigieux Collège de pharmacie et sciences médicales de Boston. Ses premières expériences professionnelles l’établissent comme chimiste auprès de la Patch Pharmaceutical Compagny dans laquelle il compose des formules, les teste et contrôle les produits avant leur potentielle commercialisation, tel le succès des tablettes effervescentes « Compound Lithia ». On le retrouve ensuite, en 1891, membre de l’American pharmaceutical association. Ses travaux l’amènent aussi à publier deux ouvrages importants qui feront un temps référence, notamment auprès des étudiants : Extracts and Perfumes, un traité sur les parfums et les essences incluant une centaine de formulations, et The Art of Compounding, en 1895, grande somme de plusieurs de ses cours universitaires, mais aussi témoignage important de l’intérêt que le pharmacien porte à la sensation du goût dans l’ingestion des substances et des médicaments. Intérêt qui se retrouve quelques années plus tard lorsqu’il entreprend de réaliser une nomenclature des piments.
La période pimentée
Alors qu’il est particulièrement influent dans le monde universitaire, en œuvrant notamment pour l’amélioration de l’enseignement des sciences pharmaceutiques, Scoville accepte d’intégrer la compagnie Parke-Davis en tant que chimiste, ce qui le fait déménager de Boston à Détroit. Il quitte donc ses étudiants pour une activité de laboratoire. À son arrivée dans son nouvel environnement, sa réputation le précède. Il est encensé, décrit comme un « artiste » en son domaine, sachant comme personne composer les odeurs, les parfums et les formes galéniques. La presse parle de lui comme d’un « Élixir de Luxe », véritable atout pour la firme qui se positionne comme une des meilleures dans son domaine, développant une commercialisation de masse ainsi qu’une méthodologie d’essais cliniques sur ses produits.
Loin d’être uniquement un pur théoricien, Scoville est un véritable praticien. Ce sont en partie ses écrits qui indiquent aux pharmaciens et laborantins de la région comment préparer leurs produits. Or, à l’époque, la capsaïcine, principe actif du piment, entre dans plusieurs formules médicamenteuses prescrites notamment pour les troubles gastriques. Parke-Davis est un producteur et un distributeur zélé de ces remèdes et souhaite pouvoir évaluer plus précisément leur efficacité et leur dosage. En 1912, Scoville, après avoir étudié le caractère épicé du poivre, s’intéresse plus précisément à la sensation de chaleur et de piquant que procure la capsaïcine et passe au crible 42 piments différents. La solution pimentée est un mélange d’extrait de poudre de piment et d’eau sucrée testée sur le palais sensible de volontaires. Et le score reporté sur l’échelle de mesure imaginée par Scoville correspond au nombre de dilutions nécessaires afin que la sensation de piquant disparaisse complètement. Plus empirique que scientifique, selon le propre aveu de son inventeur, car dépendant du goût humain, cette expérience organoleptique est pourtant passée officiellement pour être la plus efficace. Notre pharmacien au goût poivré et son test brûlant, sont ainsi rentrés dans les annales.
D’un produit neutre comme le poivron, qui correspond à 0 sur l’échelle de Scoville, jusqu’à la Résinifératoxine, la plus explosive des substances atteignant 16 000 000 000 d’unités (nombre de dilutions nécessaires afin de ne plus sentir la brûlure épicée !), le spectre est large, en passant par le Pepper x, piment développé par un cultivateur américain et devenu le plus fort du monde, en 2017, avec 3 180 000 unités. L’échelle débute à « neutre », puis passe par 10 stades de sensations de plus en plus fortes : doux, chaleureux, relevé, chaud, fort, ardent, brûlant, torride, volcanique et explosif. Notre célèbre piment d’Espelette, par exemple, est, lui, classé dans les chauds (de 1500 à 2500 sur l’échelle de Scoville).
L’industrie pharmaceutique à Détroit
L’étude de Wilbur Scoville témoigne de l’intérêt que portait la recherche pharmaceutique à cette époque aux plantes exotiques pour en comprendre toutes les vertus thérapeutiques. Mais elle s’ancre aussi dans un contexte particulièrement exceptionnel, celui du développement industriel sans précédent de la ville de Détroit aux États-Unis, impulsé par l’industrie automobile et l’installation des usines Ford en 1903. Au début du XXe siècle, Parke-Davis n’échappe pas à cette prospérité providentielle. La firme, qui envoie justement nombre de pharmacologues en Amérique Centrale et du Sud pour y déceler des trésors médicamenteux, se développe de manière incroyable, au point de créer, en 1902, le premier laboratoire moderne de recherche pharmaceutique des États-Unis et de construire 26 bâtiments entre 1891 et 1955 pour s’agrandir.
Aujourd’hui, si l’on va à Détroit, on peut encore voir ces immenses bâtiments (classés en 1985 sur le registre national des lieux historiques) ainsi que le laboratoire pharmaceutique, dans lequel on peut séjourner puisqu’il a été transformé en hôtel, le Riverwalk Hotel Detroit (classé monument historique en 1976). Et il ne faudrait pas manquer non plus de jeter un coup à l’Institut des Arts de Détroit, orné d’impressionnantes fresques monumentales réalisées par le peintre mexicain Diego Rivera dans les années 1930, véritable hymne à la force ouvrière, industrielle et scientifique de la ville. Au côté des automobiles de Ford, se trouve en bonne place, le laboratoire pharmaceutique dans lequel Wilbur Scoville a mis au point son échelle enflammée, qui fait toujours parler d’elle, en particulier auprès des chefs gastronomiques. Qui n’a pas déjà ressenti l’agréable sensation de digestion après un bon plat épicé, ou au contraire l’affreuse douleur à l’estomac suite à une trop forte dose de piments ? Bon appétit !