En 2007, chez Christie’s Paris, une vente aux enchères fait grand bruit. Au catalogue, des objets rares, précieux, bizarres, surnaturels même… puisqu’une météorite était de la partie ! Un cabinet de curiosité doit être dispersé, comprenant des pièces préhistoriques exceptionnelles dont les fleurons sont un squelette de mammouth, parti pour 260 000 euros, et un autre de rhinocéros laineux, adjugé 100 000 euros.
Dans ce joyeux déballage de fossiles extraordinaires, les esprits se sont aussi enflammés pour une pièce plus petite, mais non moins exceptionnelle, un bézoard gros de 12 cm (ce qui est plutôt rare) ayant trouvé preneur à 33 600 euros, un record dépassant son estimation. Si l’on chine encore un peu, on tombe 10 ans plus tard, en 2017, sur une « bague à bézoard » qui aurait appartenu à Richelieu, mise au catalogue d’une vente à Fontainebleau chez Osenat, avec cette mention en référence à un texte d’époque : « En voilà une qui évoque la vie intime du Cardinal de Richelieu et ses infirmités lamentables. La pierre brunâtre, sertie dans des griffes d’argent, qui lui sert de chaton, est un bézoard, sécrétion de chèvre du Tibet, qui passe alors pour être un remède souverain à tous les maux. » Le calcul intestinal, devenu bijou prestigieux, a été adjugé 5 250 euros, encore une fois au-delà de son estimation.
Un puissant antipoison
Avant de devenir phantasme exotique, le bézoard – dont le nom signifie en persan « contrepoison » - fut considéré comme un remède fabuleux, porté en amulettes – c’est le cas de la bague de Richelieu - apposé sur les plaies – morsures ou piqûres d’animaux venimeux - ou râpé en poudre pour être ingéré. Il trônait dans les apothicaireries aux côtés des dents de dragons et des cornes de licorne. Sa principale propriété thérapeutique : être un puissant antipoison. Il fut même conseillé en infusion, comme du thé. La pierre, attachée à une chaînette, était trempée dans de l’eau et du vin. Puis, petit à petit, on prêta à cette pierre magique, tombée miraculeusement dans le creux des estomacs d’animaux exotiques venus d’Orient, toutes sortes de vertus thérapeutiques. Mélangée à d’autres plantes, la poudre de bézoard devint une panacée capable de délivrer du poison, de guérir les affections dermatologiques, de chasser les fièvres et la mélancolie, les coliques, la petite vérole ou encore l’épilepsie… On s’empressait aussi de l’exhiber au cou ou au doigt pour prévenir la peste.
Naissance d’un animal mythologique
La pharmacopée occidentale se passionna donc pour ce caillou coincé dans les entrailles animales et il faut chercher les premières mentions thérapeutiques en Orient. On sait, par exemple, qu’au XIIe siècle, le médecin arabe sévillan Avenzoar l’utilisait déjà comme remède. Ensuite, depuis l’Espagne et le Portugal, la science arabe se diffusa en Europe et ce sont bientôt tous les estomacs de ruminants qui furent examinés pour en extraire le précieux médicament : cerf, chèvre, vache, cochon, porc-épic, cheval, éléphant, rhinocéros… La liste ne cessa de s’allonger au fil des siècles.
Le bézoard était double : remède et objet magique en lui-même associé à des rites de guérison, voire de sorcellerie, selon les pays et les époques. En témoigne la description qu’en fait le droguiste à succès Pierre Pomet, au XVIIe siècle, dans son « Histoire générale des drogues, plantes, animaux et minéraux » : son animal à bézoard est hybride, croisement entre un cerf et une chèvre, véritable animal légendaire ! « Cet animal est très agile, sautant de rocher en rocher, et dangereux à chasser, car il se défend et il tue quelquefois les Indiens qui le pressent trop ; la tête ressemble à celle du bouc, ses cornes sont fort noires, presque couchées sur le dos, son corps est couvert d’un poil cendré, tirant sur le roux, plus court que celui de la chèvre, et approchant de celui du cerf ; la queue est courte et retroussée, les jambes sont assez grosses, les pieds sont fourchus comme ceux d’une chèvre », écrit-il. Une croyance reprise par Buffon. Cet animal étrange hérite même d’un nom, on l’appelle très scientifiquement le pasan, une sorte de chèvre ou de chamois sauvage qui est inconnue en Occident. La mythologie du bézoard allait avoir la vie dure !
Les bézoards de luxe
Son mystère et sa valeur cultuelle le hissèrent rapidement au rang des objets rares et précieux qui valent cher. Les explorateurs du Nouveau Monde et de l’Orient lointain le comprirent rapidement. Dans leurs valises, et sur les bateaux de la célèbre Compagnie néerlandaise des Indes orientales, ils rapportèrent la pierre pour en tirer un bon prix. La mode des cabinets de curiosité, née au XVIe siècle, lui permit d’intégrer les étagères des plus riches demeures d’Europe. Le bézoard fut enchâssé dans des parures d’or, monté sur des pieds pour être exposé comme une œuvre d’art. Quelques spécimens d’exception sont visibles dans certains musées, comme le bézoard enchâssé dans une monture d’or et d’émeraudes du Kunsthistorische Muséum de Vienne, ou le bézoard cerclé d’or filigrané de l’Archiduc Ferdinand, régent du Tyrol, conservé au château d’Ambras, en Autriche. Aux XVIIe et XVIIIe siècle, il faut s’imaginer qu’un bézoard valait autant qu’un diamant ou qu’une épice rare ! Jalousement gardé, il atteignit alors le rang de cadeau diplomatique, royal ou princier. Et bien sûr, dans la foulée, les faux bézoards ne manquèrent pas d’apparaître !
La fin du mythe ?
Mais qu’est-ce qu’un véritable bézoard ? Le mystère scientifique donna lieu à de multiples théories plus fantastiques les unes que les autres : d’abord, résultat de larmes de cerf solidifiées après que l’animal ait été mordu par un serpent venimeux, ensuite concrétion intestinale formée par les herbes aromatiques ingérées par la chèvre ou tout autre ruminant, enfin, théorie admise à la fin du XVIIIe siècle, le bézoard se formerait à partir d’un noyau dur, corps étranger dans l’estomac de l’animal recouvert petit à petit par toutes sortes de sucs ingérés qui viennent s’agglomérer couche par couche. La littérature scientifique ne cessa de s’attarder sur diverses hypothèses. Il faudra attendre le perfectionnement des analyses physico-chimiques dans le courant du XIXe siècle et enfin, beaucoup plus récemment, les analyses plus poussées dans les années 1970 du minéralogiste belge René Van Tassel sur plusieurs bézoards conservés dans les musées pour avoir une connaissance plus précise de la composition de ces calculs intestinaux, formés autour d’un corps étranger piégé dans l’estomac et recouvert d’une couche protectrice (phosphate de magnésium, de calcium, carbonate de calcium, acide urique, lithofellique etc.).
Le mythe du bézoard médicinal tomba en même temps que le progrès de la connaissance scientifique et il disparut des apothicaireries à partir du milieu du XIXe siècle. Les doutes avaient déjà été fortement émis par Ambroise Paré (qui avait fait le test antipoison d’un bézoard sur un condamné à mort qui ne s’en relèvera pas), par Napoléon qui fit examiner par son chimiste Berthollet trois bézoards que le roi de Perse lui avait offert et finit par les jeter au feu, absolument pas convaincu. Molière aussi railla les bienfaits du bézoard dans Le Malade imaginaire : « Plus une potion cordiale et préservatrice, composée avec douze grains de bézoards, sirop de limons et grenades, et autre, suivant l’ordonnance, cinq livres. C’est de loin la préparation la plus chère du fort long « compte d’apothicaire », ce qui ne certifie pas l’authenticité de la matière première. »
Cependant, s’il a disparu de la pharmacopée occidentale qui a fini par reconnaître sa totale inefficacité, ce caillou magique fait toujours partie de la médecine chinoise. Une croyance qui se vend très cher (150 euros le gramme, plus de 2 fois et demi le prix de l’or !) et qui fait le malheur des porcs-épics asiatiques, traqués et tués par les braconniers pour leur fausse pierre de guérison.