PLUS QU’UN APPORT, il s’agit, dans plusieurs cas, d’un véritable sauvetage de la culture viticole. On citera par exemple Pierre Batilliat, pharmacien de Mâcon, qui approuva le principe d’échaudage des ceps de vigne pour détruire la pyrale, un petit papillon parasite apparu vers 1825. Quelques années plus tard, une nouvelle maladie de la vigne causée par un champignon, l’oïdium, fut combattue grâce au pharmacien Alexandre-Edouard Baudrimont qui mit au point une poudre miracle, dite « anti-oïdique », qui profita au précieux vignoble bordelais. Les pharmaciens Émile Fréchou et Gaston Lavergne s’illustrèrent dans la lutte contre le mildiou et le black-rot, deux autres maladies cryptogamiques de la vigne. Les portraits de pharmaciens se suivent et se ressemblent sur le terrain de la ténacité et de la recherche. Il y a ceux qui s’intéressent à la salubrité et la conservation du vin, comme Jean-Baptiste François* (maladie de la graisse, de la pousse, de l’amertume…), et d’autres qui posent les bases du Codex œnologique. Enfin, incontournable, Marie Boureau dresse une liste des vins médicinaux et de leurs vertus thérapeutiques… Mais s’il ne fallait retenir qu’un nom pour prendre la mesure de la place des pharmaciens dans la filière viticole au XIXe siècle, on choisirait celui de Jules-Emile Planchon.
La passion de la botanique.
D’abord parce qu’il eut, dès son plus jeune âge, une furieuse envie de devenir pharmacien. Ensuite parce qu’il fut le directeur de l’illustre École de pharmacie de Montpellier. Et enfin parce qu’il a sa statue dans le square de la gare de cette même ville. Cela seul pourrait nous suffire ! Mais ce serait passer à côté de sa mission la plus importante, celle qui le fit passer à la postérité. Jules-Emile Planchon (1823-1888) est avant tout le héros du phylloxéra, celui qui identifie ce petit puceron jaune dévastateur et qui le combat sans relâche. Il nous faut donc tourner le regard vers le sud, vers les milliers d’hectares de vignes qui tapissent le Languedoc et la Provence, vers un territoire cher à l’histoire de la pharmacie, la région de Montpellier.
C’est à Ganges, une petite ville aux pieds des Cévennes, que Jules-Emile Planchon naît en 1823. Le jeune garçon voit rapidement plus grand que la vie à la campagne. Il part donc se former auprès des apothicaires montpelliérains et se lance, avec acharnement, dans les études, jusqu’à décrocher le bac, puis une licence en sciences naturelles et un doctorat en sciences. Fraîchement diplômé, il se voit proposer un emploi de conservateur des herbiers des jardins botaniques royaux de Londres, les célèbres Kew Gardens, auprès de Sir William Jackson Hooker, le grand botaniste anglais. Cette expérience finit de le passionner pour la botanique dont il décide de faire son domaine d’expertise. C’est ainsi qu’on le voit un temps fréquenter le Jardin des Plantes à Paris, puis qu’on le retrouve professeur à l’Institut horticole de Gand, en Belgique. De retour en France, il est reçu pharmacien de 1re classe et est appelé, en tant que scientifique reconnu, à examiner la maladie qui touche la vigne. On est en 1868 et le vignoble français a déjà beaucoup souffert.
La victoire contre le phylloxéra.
Le phylloxéra est un minuscule puceron jaune qui se promène sur les racines de la vigne et les étouffe. Il est identifié pour la première fois au microscope par Planchon, qui remarque rapidement sa ressemblance avec un puceron décrit aux États-Unis. Mais, contrairement à la vigne française, la vigne américaine ne meurt pas. Après plusieurs études et questionnements, Planchon décide donc de partir en Amérique en 1873 pour entamer une classification poussée des espèces de vignes à travers sept États américains. L’heure est grave. Le vignoble français meurt à petit feu, inexorablement, dans toutes les régions, sans remède. La situation est tellement catastrophique qu’on pense à la fin de la viticulture française. L’État décide même de créer une Commission supérieure du phylloxéra. Plusieurs procédés sont testés, comme l’utilisation d’engrais, d’insecticides ou la submersion des vignes pour asphyxier l’insecte. Mais rien n’est efficace à long terme et à grande échelle.
Le salut viendra finalement d’Amérique, comme l’avait prédit Planchon ! Partant du principe que l’insecte venu du Nouveau Monde s’est habitué à vivre en bonne intelligence avec les vignes américaines sans les affecter, notre pharmacien, « américaniste », ne voit qu’une seule solution : reconstituer entièrement le vignoble français en utilisant les plants américains comme porte-greffes des cépages français. L’État lui donne le feu vert, malgré un accueil mitigé de la communauté viticole. Et le succès ne se fait pas attendre. Au regard de l’importance patrimoniale de notre vin aujourd’hui, cette histoire nous semble tout à fait incroyable. Sans Planchon et ses plants américains, la réputation internationale de notre vin ne serait probablement pas la même – et la rentabilité qui en découle non plus.
Voici ce qu’a dit, dans un bel hommage, l’agronome Dehérain à propos de notre pharmacien : « La postérité ne se souviendra ni des travaux de botanique descriptive de M. Planchon, ni de son talent d’écrivain, ni des qualités de professeur ; elle résumera son jugement en un mot : M. Planchon, après avoir démontré que le phylloxéra était la cause de la mort de la vigne, a contribué pour une large part à la reconstitution des vignobles en préconisant les plants américains. Il a ainsi préservé d’une ruine complète toute notre région méridionale. Telle est son œuvre ; elle est assez belle pour lui assurer la reconnaissance de tous. » Bref, sans lui, aujourd’hui, on ne boirait pas du bon vin en France !
* À lire, notre article Jean-Baptiste François (1792-1838), le pharmacien du champagne dans « Le Quotidien du Pharmacien » n° 2891 du 23/01/2012.