Le pari était singulier. Rendre un hommage empreint de subtilité à tous ces soldats qui, de chaque côté des lignes de tranchées, qu’il s’agisse de « Poilus » ou de « Tommies », qu’il s’agisse également de Belges, de Canadiens, d’Australiens, d’Allemands ou d’autres encore, sacrifièrent leur vie, furent mutilés ou, simplement, combattirent pendant la Première guerre en évoquant leurs liens avec l’univers végétal. Cet univers, il put être décrit avec détails ou seulement suggéré parfois, dans des lettres, dans des carnets, dans l’art naïf des tranchées. Ce furent des brins de muguet ou des trèfles à quatre feuilles séchés dans un calepin (espérance d’un bonheur un jour retrouvé pour ceux qui étaient partis, a-t-on pu lire, « la fleur au fusil »), mais ce furent aussi d’autres fleurs séchées, messicoles ou adventices, glanées aux abords des tranchées ou le long des chemins. Ce furent également celles, parfois plus sophistiquées, qui poussaient avec force dans les jardins des villages ravagés par les obus. Ainsi, quatre années durant, les soldats furent saisis par l’hallucinant contraste entre l’omniprésence d’une végétation renaissant, elle, saison après saison, et la brutalité inexorable et irréversible du conflit. Ils l’illustrèrent au travers de poèmes non moins bouleversants, comme ce texte, « The Rainbow », qu’un Anglais du nom de Leslie Coulson écrivit le 8 août 1916 et envoya à sa famille : (…) Là où la tranchée basse/Laisse passer le regard,/Coquelicots et bleuets fleurissent/Et le blé ondule doucement/En se détachant devant le ciel./Ses tiges dorées masquent/Les corps de ceux qui sont morts,/Alors qu’ils chargeaient dans la rosée de l’aube pour être tués ou tuer./Je remercie les dieux que les fleurs soient encore si belles. (…). Jour pour jour, deux mois plus tard, Leslie rejoignit dans la Somme les corps se putréfiant derrière les herbes ondoyantes.
Arbres mitraillés, potagers d’infortune.
Le monde végétal fut également l’objet de nombreuses descriptions alternant le dramatique et le pittoresque : troncs éclatés au bord des routes, vrais arbres transformés ou faux arbres créés par des artistes pour servir de postes d’observation, cimes repères pour les tirs d’artillerie, forêts décimées pour fournir du bois de chauffe ou des étais pour les tranchées, arbres emblématiques émiettés sous la mitraille. L’univers végétal, ce fut aussi, d’une façon inattendue voire surréaliste, ces potagers d’infortune, entretenus au voisinage de la ligne de front, ces jardins d’agrément créés de toutes pièces entre deux attaques, les jardins destinés à la réhabilitation des soldats blessés, ou encore cet incroyable jardin de Ruehleben, imaginé et entretenu par les civils Alliés présents en Allemagne au début du conflit puis retenus captifs dans un camp près de Berlin jusqu’à l’Armistice… Ce fut aussi ces plantes mises à profit pour leurs vertus utilitaires ou médicinales et ces autres, amenées d’Amérique par les fourrages et le matériel de guerre…
Petite et grande histoire.
Ce livre joliment illustré ne s’arrête pas là. L’auteur, pharmacien à Poitiers, montre avec quel art furent gravées les lianes souples et les corolles délicates, façon « art-nouveau », qui ornèrent de motifs floraux les douilles en cuivre des obus. Il raconte aussi des histoires dans l’Histoire. Qui, ainsi, pour connaître la mystification imaginée après la guerre par cet Allemand qui parvint à préserver le cyprès - l’« arbre-de-vie » - qu’il avait planté sur la tombe de son frère tombé au feu en imaginant une rencontre entre De Gaulle et le chancelier Adenauer devant cet arbre qui entra du coup dans l’histoire ? Qui pour imaginer que Clemenceau, au demeurant jardinier émérite, demanda à ce que soient déposées dans sa tombe ces fleurs sèches, ce « bouquet crayeux » des Monts-de-Champagne, que lui avaient offert en juillet 1918 deux jeunes Poilus ? Savons-nous ce que la popularité du chrysanthème de la Toussaint doit à la Grande guerre ? Et que plusieurs cultivars de rosiers et d’autres plantes furent dédiés à des militaires ou à des batailles restés célèbres ?
Il n’est ainsi guère surprenant, un siècle plus tard, que la mémoire de la « der des ders » ( !) demeure attachée à l’univers floral : bleuets, emblème du souvenir des Poilus, coquelicots ou poppies de tissu ou de crépon, symbole de l’héroïsme des soldats du Commonwealth, myosotis évocateurs de l’engagement des Terre-neuviens, érables des cimetières canadiens. Autant de symboles vivants en ce mois de novembre, que ce livre replace dans leur contexte historique.