Quand John O’Keefe découvre les neurones de place dans l’hippocampe, cela fait déjà quelques années que l’on se doute du rôle que cette structure cérébrale joue dans la mémoire spéciale. « Les travaux de la neuropsychologue canadienne Brenda Milner en particulier, avaient identifié l’hippocampe et la partie interne des lobes temporaux en tant que siège de la mémorisation. Avant cela, les écoles russes avaient, dès le début du siècle dernier, identifié des fonctions de l’hippocampe liées à la mémoire mais aussi à l’anxiété, » raconte Alain Berthoz, professeur honoraire de la chaire de physiologie de la perception et de l’action du Collège de France. « Ce qui a été récompensé par le comité Nobel, c’est la première démonstration au niveau neuronal de cette capacité d’identifier un lieu avec un codage spatial clair, » estime-t-il. La découverte des neurones de places s’accompagne vite de celle de leur organisation spatiotemporelle. « Ils n’avaient pas seulement compris comment se réalisait le codage des lieux et des trajets, mais aussi la manière dont s’opérait leur inscription dans la mémoire. Ils ont ouvert un champ de recherche entier en dévoilant un mode de décryptage au plan intégratif, c’est-à-dire sur la capacité du cerveau à intégrer un grand nombre d’informations sensorielles, » poursuit Alain Berthoz. Ce modèle de fonctionnement aura des répercussions sur les recherches menées sur la mémorisation à long et à court terme. Ainsi, des travaux réalisés en 2001 aux États-Unis par Louie & Wilson, du MIT, ont montré que l’hippocampe rejoue pendant le sommeil les séquences de neurones de lieu activées pendant l’éveil. Des recherches similaires ont également été menées au Laboratoire de Physiologie de la Perception et de l’Action (LPPA), au Collège de France.
La victoire de la carte cognitive sur le behaviorisme
Avant la publication de ces travaux d’O’Keefe et Dostrovsky, les psychiatres et les neurophysiologistes émettaient deux théories basées sur des observations comportementales. « La première, la théorie béhavioriste, associait un stimulus unique à une réponse unique, » explique le Dr Laure Rondi-Reig qui dirige l’équipe « cervelet, navigation et mémoire » au sein du laboratoire Neurosciences Paris Seine (CNRS-UPMC-Inserm). « La seconde voulait que l’on soit capable de dresser une carte cognitive des lieux visités, et donc de trouver un autre chemin si une voie était bloquée dans un lieu que l’on connaît déjà, » poursuit-elle. C’est la théorie de la carte cognitive qui a été confirmée grâce aux techniques les résultats de John O’Keefe.
Cet outil d’enregistrement qui a permis les résultats de 1971, c’est la tétrode : quatre fils métalliques torsadés qui enregistrent l’activité de plusieurs neurones. À cette époque, l’enregistrement de l’activité neuronale est déjà ancien, Sir John Eccles a d’ailleurs reçu un prix Nobel en 1963 pour ses travaux datant des années 30 visant à développer cette technique naissante. Elle reste cependant peu répandue dans les années 70, et même plus tard.
La piscine de Morris
« Dans les années 80, nous n’étions encore que 6 équipes dans le monde à travailler sur ce codage spatial, contre plus d’une centaine aujourd’hui, » se souvient Bruno Poucet, directeur du laboratoire de neurobiologie de la cognition, à Marseille. Il faut attendre la généralisation des moyens de mesure du codage spatial et de traitement du signal pour que ce champ de recherche explose.
Avant cela, il a été possible d’approfondir les connaissances sur l’hippocampe grâce aux études comportementales de chercheurs comme Richard Morris et sa fameuse « piscine de Morris ». Le scientifique écossais avait placé des souris dans une bassine circulaire dans laquelle se trouvait une plateforme cachée où les animaux pouvaient se sécher. Les souris pourvues d’un hippocampe étaient capables de retrouver la plate-forme mais pas celles dont l’hippocampe avait été retiré.
L’audace des Moser
Co récipiendaire du prix Nobel 2014, les époux norvégiens May-Britt et Edvard Moser ont complété les découvertes de O’Keefe et Dostrovsky. « L’audace des époux Moser est d’avoir enregistré ce qui se passait dans le cortex entorhinal et de sortir le rat des petites arènes les avaient placés les électrophysiologistes, » explique Alain Berthoz, « ils ont découvert des neurones pouvaient coder des lieux dans l’espace selon une grille géométrique extrêmement rigoureuse : les neurones de grille ». Cette découverte fondamentale ouvre la porte à la compréhension d’un codage géométrique. En rapprochant les résultats des Moser et d’O’keefe, des mathématiciens entrent dans la danse et produisent des modèles mathématiques du fonctionnement neuronal. Les évolutions techniques récentes ont encore métamorphosé la physionomie des laboratoires. Bruno Poucet peut en témoigner : « Avec un outil informatique de plus en plus perfectionné, la recherche sur les mécanismes cellulaires de mémorisation est devenue une science d’ingénieurs et de techniciens. » Que de chemin parcouru depuis les physiologistes russes !