Paupières légères sous des sourcils bien dessinés, lèvres pulpeuses esquissant une moue doucement arrondie, peau lisse, rebondie, plus homogène qu’avec un filtre Instagram. Tels sont les traits d’une passante aperçue dans le métro, d’une femme assise à la terrasse d’un café, d’une amie d’amie croisée à une soirée : de plus en plus d’anonymes ressemblent à des stars de réseaux sociaux. Un air de famille que pourrait contribuer à répandre la médecine esthétique – définie par l’Association française de médecine esthétique (AFME) comme « un ensemble de techniques de soins médicaux spécifiques, sans chirurgie, destinés à améliorer les problèmes disgracieux » - qui suscite un engouement sans précédent.
En effet, « le recours à (la discipline) augmente chaque année de 5 à 10 % », résume le Dr Catherine de Goursac, médecin esthétique à Paris et membre du conseil d’administration de l’AFME. « Toutes les catégories sociales » seraient désormais concernées, de même que de plus en plus d’hommes, et de jeunes. Et pour cause : dans une société de l’image, « les nouvelles générations ont compris le pouvoir de l’apparence, y compris dans la vie professionnelle », identifie le Dr de Goursac. En outre, les actes de médecine esthétique sont perçus comme peu risqués et réversibles.
Cependant, hors des cabinets médicaux, des dérives souvent encouragées par les réseaux sociaux se multiplient, impliquant non seulement des marchandises douteuses qui n’ont pas leur place à l’officine – à l’instar du lemon bottle « lipolytique » injectable ne disposant ni d’AMM, ni d’un marquage CE, disponible sur le web francophone et mis en cause en Suisse pour une composition inconstante et un effet indésirable (œdème du menton) –, mais aussi des produits dont la mise à disposition peut dépendre de pharmaciens. À commencer par certains cosmétiques, objet d’utilisations excessives, ou inadéquates.
Les officinaux peuvent éviter la vente de produits de comblement à des individus démunis d’ordonnance, ou de carte de médecin. Toutefois, le refus de vente pourra être difficile à argumenter.
« Nombre de personnes (…) intervertissent exfoliants, hydratants, anti-oxydants, etc. », affirme le Dr de Goursac, qui entrevoit une perte de repères de la population face à trop de promesses miraculeuses. Si bien que certains se serviraient même en lieu et place de cosmétiques de produits qui n’en sont pas. Ainsi, le Dr Martine Baspeyras, dermatologue, présidente du réseau Vigilance Esthétique de la Société française de dermatologie, rapporte des applications quotidiennes, sur l’ensemble du visage, de formulations destinées à la cicatrisation des plaies. « Une patiente m’a aussi confié avoir utilisé une crème anti-hémorroïde sur ses cernes. » Avec des conséquences la plupart du temps peu graves mais gênantes (rougeurs, boutons, etc.) – face auxquelles les patients réagissent souvent en « appliquant davantage de crème, ajoutant d’autres produits, d’où des mélanges irritants, appelant plus de cosmétiques encore », énumère le Dr Baspeyras.
Au-delà de ces produits disponibles sans ordonnance, des médicaments soumis à prescription médicale sont détournés, avec un risque accru d’effets indésirables – et de tensions d’approvisionnement. « Le blanchissement de la peau par dermocorticoïdes, pourvoyeur d’une inflammation difficile à prendre en charge, revient en force », déplore le Dr Baspeyras. Autre exemple : le mésusage à des fins amaigrissantes d’analogues du GLP-1 comme l’Ozempic, dans le viseur de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM).
Mais surtout, des injections sauvages de produits de comblement notamment à base d’acide hyaluronique – dispositifs médicaux utilisés pour lisser des rides mais aussi remodeler visage et corps – inquiètent depuis 2020. « Lorsqu’on est sorti du confinement, des jeunes femmes ont consulté pour des nécroses partielles de lèvre, de nez, de glabelle, des fistules multiples infectées des fesses, etc. qui se sont avérées liées à des injections réalisées sans médecin », déplore le Dr Catherine Bergeret-Galley, chirurgien esthétique et plastique à Paris et secrétaire générale du Syndicat national de chirurgie plastique reconstructrice et esthétique (SNCRE).
La jungle des injections sauvages
Ces injections sont parfois réalisées en autonomie ou, le plus souvent, par des personnes non habilitées – des « fake injectors présentes sur les réseaux sociaux, non professionnelles de santé, qui ne savent pas avec quoi, où, et à quelle profondeur réaliser les injections – d’où des lèvres énormes ou des hématomes augmentant un risque de compression vasculaire », dénonce le Dr Bergeret-Galley, qui décrit aussi des conditions plus qu’insalubres. « Des jeunes femmes ont été injectées sur un coin de table ou à moitié assise, sans asepsie ». Le Dr Baspeyras évoque de surcroît des partages de seringue lors de séances d’injection en groupe, en contexte festif.
Et les produits inoculés se révèlent fréquemment falsifiés. « Des jeunes femmes ont reçu des injections d’huile de silicone ou de paraffine industrielle », s’alarme le Dr Bergeret-Galley. Or en l’absence d’information sur les substances administrées, difficile de gérer les effets indésirables. « On doit parfois réaliser des prélèvements de peau », explique le Dr Baspeyras.
Aussi, il semble urgent d’endiguer cette prolifération de pratiques peu orthodoxes. Mais quel pourrait être le rôle des pharmaciens en la matière ?
D’abord, la profession pourrait prévenir l’utilisation inadaptée des crèmes, gels, pommades etc. en vente libre à l’officine. Et ce, notamment en exposant les bénéfices à attendre – ou non – des cosmétiques, et en insistant sur le fait que toutes les formulations ne sont pas équivalentes, jugent les Dr de Goursac et Baspeyras. Toutefois, note Frédéric Olivier, pharmacien dans un quartier aisé de Paris, les individus très à risque d’excès ne se fournissent probablement pas tous en pharmacie mais en parfumerie ou sur internet.
Dans le même esprit, les officinaux peuvent lutter contre le détournement de médicaments à des fins esthétiques par leur contrôle des prescriptions. Par exemple, des ordonnances d’Ozempic en monothérapie, issues d’organismes de téléconsultation, ou encore étrangères « qui le plus souvent sont des copies de l’ordonnance originale et peuvent donc être répliquées à volonté » doivent mettre la puce à l’oreille, détaille Alexis Sean, pharmacien lui aussi à Paris. Cependant, l’impact pourrait là encore s’avérer limité, certains mésusages s’alimentant sur internet ou des réseaux parallèles.
Les produits de comblement doivent faire l’objet d’une traçabilité particulière
Ordre national des pharmaciens
Impact réduit
Et la marge de manœuvre est peut-être plus réduite encore contre les injections sauvages. Certes, les officinaux peuvent aider, comme le fait Frédéric Olivier, en évitant la vente de produits de comblement à des individus munis ni d’ordonnance, ni de carte de médecin. Toutefois, le refus de vente peut être difficile à argumenter face à des personnes insistantes. Car tandis que les médicaments tels que le Botox sont réservés à un usage professionnel et ne doivent pas être délivrés « directement au grand public », rappelle l’ANSM, les règles de délivrance des produits de comblement apparaissent plus souples : un décret paru fin 2023 confirme que « la vente de dispositifs médicaux injectables à base d’acide hyaluronique et des produits n’ayant pas de destination médicale à base d’acide hyaluronique injectable » demeure autorisée. Seule précaution : comme les autres dispositifs médicaux considérés comme implantables, les produits de comblement « doivent désormais faire l’objet d’une traçabilité (particulière) », insiste l’Ordre des pharmaciens, qui recommande « d’enregistrer les coordonnées du patient lors de la délivrance (…), ainsi que l’identifiant unique des dispositifs (IUD) du produit quand il sera déployé ». Le ministère de la Santé et de la Prévention a néanmoins « engagé des travaux » visant à restreindre l’accès à l’acide hyaluronique injectable « aux seuls professionnels de santé (…) et aux personnes munies d'une prescription médicale ».
Quoi qu’il en soit, quand bien même la loi viendrait à se durcir, il n’est pas certain que l’activité des faux injecteurs serait très touchée. Car leur approvisionnement se fait largement loin des officines, et leurs méfaits échappent facilement à la répression : des enquêtes suggèrent l’existence de réseaux organisés, « et en cas de catastrophe, nombre de faux injecteurs fuient à l’étranger », raconte le Dr Bergeret-Galley.
Un décret de 2023 confirme que la vente de produits n’ayant pas de destination médicale à base d’acide hyaluronique injectable demeure autorisée.
De plus, peu de victimes portent plainte. « Quand on s’est laissé prendre à subir des injections dans l’arrière-cuisine d’une inconnue au fond de la banlieue parisienne, on ne s’en vante pas, on court chez son médecin », analyse Maître Karim More, avocat au barreau de Nantes. Et selon lui, un accueil inadapté dans les commissariats et gendarmeries dissuaderait fréquemment d’engager des poursuites. Des questions économiques entreraient aussi en ligne de compte ; les victimes disposant généralement de peu de moyens, elles doutent pouvoir obtenir compensation.
Lutter contre la naïveté
Aussi, malgré des alertes de l’ANSM, des médecins et des chirurgiens esthétiques, d’agences régionales de santé, etc. et malgré la loi de 2023 visant à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux, les faux injecteurs continuent de sévir, confirme le Dr Baspeyras. En fait, estime Me Karim More, « il y a sans doute une réactivité insuffisante des pouvoirs publics : les autorités ne luttent pas de façon très active, et il faudrait que le ministère public ne classe pas sans suite les quelques poursuites engagées ».
Finalement, pour lutter contre toutes ces dérives, l’arme dont les officinaux peuvent se saisir est sans aucun doute l’éducation de patients que le Dr Baspeyras qualifie de « pseudo-naïfs », facilement influençables par les contenus d’Instagram ou TikTok. Problème : la pédagogie demande du temps, compté dans un système de santé en tension.
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