Plusieurs mois de travail, une soixantaine d'auditions, un rapport de 200 pages et 31 propositions… Voici, résumé en chiffres, ce qu'a représenté le travail accompli par les députés membres de la mission d’information sur les médicaments lancée par la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale. Une mission d'information dont Jean-Louis Touraine, professeur de médecine au département de transplantation et d'immunologie à Lyon, est le corapporteur.
Député depuis 2007, le Pr Touraine a pu observer de près l'évolution de la politique française sur le médicament au cours des dernières années et surtout ses lacunes. Un constat qui a poussé le député du Rhône à se mettre au travail afin de trouver des pistes d'amélioration et entreprendre un changement de modèle qu'il juge « urgent », d'autant plus que le monde du médicament est aujourd'hui en pleine mutation. « Depuis le début du XXIe siècle, on assiste au déclassement de la France dans le secteur du médicament, commence-t-il par rappeler. Nous étions premiers en Europe au début des années 2000 dans le champ de l'innovation thérapeutique et pour la production de médicaments. Aujourd'hui, nous nous situons entre la 4e et la 6e place », constate Jean-Louis Touraine.
Le monde du médicament a changé
Depuis les années 1980, époque à laquelle la France pouvait encore se vanter d'être une référence sur le médicament, le monde a bien changé. « La financiarisation considérable du secteur du médicament a modifié la philosophie en matière d''innovation thérapeutique et de production de médicaments, c'est un phénomène international qui a chamboulé toute l'organisation en place. La France a été un peu lente à s'en rendre compte », regrette Jean-Louis Touraine, qui estime qu'il est grand temps de s'adapter, vraiment, au modèle actuel. Seul moyen possible si l'on veut « le changer de l'intérieur » selon lui.
En effet, tout l'univers du médicament a été profondément modifié ces dernières décennies. « L'organisation est différente au niveau des professionnels, mais aussi au niveau des pouvoirs publics qui ont voulu développer des économies importantes sur le médicament plutôt que sur d'autres secteurs de la santé, souligne l'élu. On a multiplié la création de structures, d'agences, de technostructures… Conséquence : la France n'a plus l'agilité, la réactivité et la capacité de production qu'elle a pu connaître il y a 20 ans. Il est temps de corriger ça », exige-t-il.
Des nouveaux traitements à intégrer
Un changement d'autant plus nécessaire que médicament n'a pas fini d'évoluer et est à l'aube de transformations majeures. « Jusqu'à maintenant, l'immense majorité des médicaments sont des produits chimiques donnés à des patients chroniques qui prennent un traitement à un coût modéré, pendant des années, voire plus. Ce schéma, petit à petit, laisse la place à des traitements de courte durée, parfois en one shot, qui sont très onéreux. C'est le cas des thérapies géniques ou encore des anticorps monoclonaux. Tout cela, est-ce que notre organisation l'a intégré ? Est-ce que nous avons mis en place les moyens pour faire face à ces défis nouveaux et redonné sa place légitime à la France ? »
Dans un avenir proche, c'est l'intégration des thérapies ciblées qu'il s'agira en effet de préparer au mieux. « Ces traitements sont plus chers mais infiniment plus efficaces. Ils seront extrêmement bénéfiques pour les malades, notamment pour ceux qui souffrent de maladies rares. Il faut que l'on arrive à contrôler tout ça et si on veut y arriver, le mieux c'est que beaucoup viennent de France. Si ça vient de chez nous ce sera toujours moins cher que si l'on achète à l'étranger et on pourra se permettre de le vendre à d'autres pays, ce qui nous assure des revenus qui peuvent être reventilés dans la recherche pour l'innovation thérapeutique. »
Recherche et relocalisation
Développer des thérapies innovantes en France, une nécessité qui se heurte toutefois à un écueil : l'état de la recherche dans notre pays. « Elle n'est pas suffisante, du début à la fin, il n'y a pas assez de recherche fondamentale dépendant des financements publics. Pas assez de recherche plus proche du médicament. Le secteur de la recherche était très important au XXe siècle, aujourd'hui tout ou presque est externalisé. Les quelques chercheurs présents dans l'industrie ne travaillent pratiquement plus dans des laboratoires. Ils font surtout de la veille pour voir si dans tel ou tel pays une start-up, ou une biotech, fait des choses intéressantes qui mériteraient d'être achetés ou incorporés dans la big pharma. » Cette spirale négative peut-elle s'inverser ? « Des engagements forts ont été pris par le président de la République, il y a déjà des relocalisations en cours, mais elles ne peuvent pas juste être décidées en réaction à la crise du Covid. Cela ne peut pas être une action de courte durée, mais une action qu'il faut maintenir durablement pour que la France retrouve la première place qui est la sienne dans notre continent européen », veut souligner le député.
Pour Jean-Louis Touraine, la production de médicaments ne pourra, bien sûr, jamais revenir totalement dans notre pays, mais il s'agit surtout de limiter notre dépendance vis-à-vis de l'étranger. « Tout ce qui est produit actuellement en Asie restera là-bas pendant un certain temps. Néanmoins, il faut effectuer un contrôle plus précis de ce qui s'y fait, comme le fait la FDA avec des visites sur site. En plus de cela, il faut penser à une alternative, pouvoir au moins s'appuyer sur un pays européen qui dispose d'une usine de production pour les médicaments essentiels et éviter ainsi ce monopole qui nous met dans une fragilité considérable. Cela doit se répartir avec nos voisins parce que la France ne pourra pas produire toutes les molécules princeps de médicaments essentiels. »
La place insuffisante des génériques et des biosimilaires
Parmi les dossiers qui doivent d'ores et déjà être au centre des discussions : la place du générique, encore insuffisante en France aujourd'hui. « Nous avons une marge de progression considérable dans ce domaine. Les génériques, en 2020, représentent 40 % des médicaments remboursés en officine, alors que c'est 75-80 % en Allemagne ou au Royaume-Uni. Si les chiffres ne sont pas satisfaisants en France, il y a tout de même une progression, et il faut continuer à l'encourager en trouvant les moyens pour aller encore un peu plus vite », prône Jean-Louis Touraine.
« Le but, c'est savoir comment générer des économies qu'on pourra utiliser pour développer des innovations ailleurs. Il en va de même pour les biosimilaires qui ont commencé à bien pénétrer le monde hospitalier en France (69 % des médicaments utilisés), mais qui sont encore trop peu présents en médecine de ville (23 %). »
Des pénuries toujours plus importantes
Autre point qui inquiète Jean-Paul Touraine : les pénuries. « Est-ce que l'on peut continuer à regarder les défauts d'approvisionnement, les pénuries, augmenter chaque année sans réagir ? ». Interroge-t-il.
« Ce phénomène progresse de façon assez effrayante, il suffit de regarder le nombre de difficultés liées à des pénuries il y a 10 ou 15 ans et ce qu'il y a aujourd'hui, c'est bouleversant. Combien d'heures cela coûte chaque semaine aux pharmaciens ? Combien de temps occupé à se battre avec ces difficultés, à appeler un fournisseur, à essayer de se procurer le produit ici ou là, à substituer si besoin… », se désole le député, qui a souvent pu s'entretenir sur ce point avec des officinaux. « Tout ce travail auquel doivent s'astreindre les pharmaciens n'existerait pas si les médicaments essentiels, au moins, étaient assurés de ne pas se trouver en rupture. »
Des agences qui ont du mal à se remettre en question
On l'aura compris, les conclusions du rapport rédigé par Jean-Louis Touraine et les autres députés réunis au sein de cette mission d'informations transpartisane ne sont pas des plus rassurantes. « La situation n'est pas mirobolante dans notre pays, confirme le député du Rhône. Pourtant, nous avons beaucoup de gens de très grande qualité à tous les niveaux, dans l'industrie, chez les chercheurs, parmi les pouvoirs publics… Alors pourquoi, avec tout ça, ne sommes-nous pas plus performants ? Si l'on fait ce constat, c'est qu'il y a, indiscutablement, quelque chose à changer. »
Au cours des auditions qui ont permis d'alimenter le rapport, Jean-Louis Touraine a toutefois pu se rendre compte que tous les acteurs du monde du médicament n'étaient pas prêts à faire un examen critique de leur rôle et de leurs méthodes. « Des audiences avec certaines agences ont été très pénibles. Certaines d'entre elles considéraient que le Parlement n'avait pas à leur poser certaines questions. Ils estiment qu'en tant qu'agences nationales leur travail est parfait, c'est "circulez, y'a rien à voir". Nous leur avons répondu que, de notre côté, nous pensions au contraire que cela ne fonctionnait pas très bien. Cela les a un peu bouleversés, certaines de ces agences refusaient même de nous donner des éléments concrets pour avancer. » Des résistances qui démontrent à quel point changer les pratiques et les mentalités n'est pas chose aisée. « Ces agences, ne sont que des moyens au service d'une cause qui les dépasse, veut pourtant rappeler Jean-Louis Touraine. L'enjeu, c'est la production efficace de tous les traitements nécessaires et l'innovation dans tous les domaines possibles pour que les malades de demain soient mieux soignés que ceux d'aujourd'hui. Ce n'est pas la survie d'une agence qui nous intéresse. Je comprends que chaque administration cherche à se défendre mais ça ne doit pas se faire au prix de l'efficacité. Ce sont à elles de nous proposer des corrections dans leur fonctionnement », résume-t-il.
AMM : la lenteur française
Le manque de réactivité et d'efficacité dont la France est coupable pour permettre à de nouvelles spécialités d'entrer sur le marché, lui, n'est plus à démontrer ; les chiffres parlent d'eux-mêmes. Dans ce domaine, la France se classe 21e sur 28 pays. Il faut en moyenne 566 jours pour qu'un médicament soit approuvé dans notre pays… contre 80 en Allemagne. « Pendant quelques années, un traitement existe, est efficace, il est démontré sans danger, mais il n'a pas encore d'AMM. Pendant ces mois d'attente, les patients se demandent pourquoi ils ne peuvent avoir accès à ce nouveau médicament. alors qu'il est disponible à l'étranger. Plutôt que de corriger cette lenteur, on a créé le système des ATU. C'est un très bon système qui est même envié par certains pays, mais comme il existe, on ne cherche pas à s'améliorer sur la rapidité et on continue à se satisfaire de ces délais beaucoup trop longs », regrette Jean-Louis Touraine, qui veut rappeler les lacunes observées avec les systèmes des ATU. « Qui y accède ? Les ATU c'est seulement pour les patients au CHU, parfois quelques autres, mais pas pour le malade qui vit dans une petite commune rurale et ne sait même pas qu'il a la possibilité d'accéder à ce dispositif. Les ATU ne permettent pas de résoudre les inégalités en matière d'accès aux traitements. Même si nous avons en France l'un des restes à charge les plus bas, ces inégalités existent. Cela doit donc aussi faire l'objet de corrections, en coopération avec les autres pays européens. »
La lenteur française ne s'observe pas que sur la question des AMM. « Les essais cliniques sont plus lents en France, beaucoup plus qu'ailleurs. Pour autant, les grands laboratoires s'accordent à dire que leur qualité est remarquable, mais comme cela prend un an de plus qu'ailleurs, on ne s'adresse plus à eux pour les faire. Les seuls essais cliniques faits en France, ce sont ceux nécessaires pour la validation d'un médicament. »
Deux « erreurs historiques »
Comme l'explique cependant Jean-Louis Touraine, les agences ne sauraient tout de même être tenues pour uniques responsables des difficultés de la France dans le domaine du médicament. « La situation actuelle est la conséquence de deux erreurs. Pour contrôler l'évolution excessive des dépenses de santé, on a diminué le nombre de prescripteurs, via le numerus clausus. C'est une erreur historique qui explique pourquoi on a les plus graves déserts médicaux, à la campagne, en ville, mais aussi dans les hôpitaux. On crève du manque de personnel aujourd'hui, s'insurge Jean-Louis Touraine. Ce qu'il fallait faire, avant tout, c'est contrôler les bonnes pertinences en matière de prescription. Aujourd'hui, un médecin généraliste a l'impression de ne pas avoir fait son travail s'il ne prescrit pas de médicaments, ce qui donne lieu à des ordonnances trop longues, incohérentes, voire avec des éléments incompatibles. Ce qu'il fallait, c'est éduquer les prescripteurs. »
Enfin, une deuxième erreur majeure a été commise selon le député. « Parce qu'on avait besoin de faire des économies sur la santé, on a décidé que le prix du médicament ne devait plus augmenter. Sauf que le monde, lui, continue d'avancer. Chaque année des nouveaux médicaments arrivent, toujours plus chers et de nouvelles maladies, que l'on ne savait pas soigner, peuvent être guéries. C'était une erreur de croire que l'on pouvait contrôler le prix du médicament comme cela, il fallait accepter son évolution. Si la France est déclassée c'est parce que, globalement, on a moins investi que les pays voisins. Certes, ce n'est pas la seule cause, mais maintenant nous avons besoin de concevoir un futur avec une enveloppe qui sera contrôlée de façon un peu moins brutale que lors des dernières décennies. »
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