L’ouvrage de Brigitte Giraud était en lice avec « les Presque Sœurs » de Cloé Korman (Seuil), une enquête sur des enfants victimes de la Shoah, « Une somme humaine » du Haïtien Makenzy Orcel, un monologue de 600 pages venu d’outre-tombe (Rivages), et « le Mage du Kremlin » de Giuliano da Empoli. C’est seulement à l’issue de 14 tours de scrutin que le président de l’Académie Goncourt, Didier Decoin, a usé de sa voix qui compte double pour faire pencher la balance ; arguant qu’il valait mieux deux titres dans la vitrine des libraires plutôt qu'un seul (ce qui avait été le cas pour « les Bienveillantes » de Jonathan Littell en 2006 et pour « la Bataille » de Patrick Rambaud en 1997).
« Vivre vite » (Flammarion, 208 p., 20 €) est le 10e roman de Brigitte Giraud, 62 ans, écrivaine mais aussi libraire, journaliste, traductrice, déjà récompensée pour « la Chambre des parents », « À présent », « l’Amour est très surestimé » (Goncourt de la Nouvelle) et « Une année étrangère », et souvent sélectionnée pour les grands prix littéraires. Elle n’est, pour l’anecdote, que la 13e auteure à être distinguée par un Goncourt, contre 107 lauréats masculins depuis 1904.
Dans ce roman personnel, qui, selon Didier Decoin, « sous une apparence très simple, pose une question très grave, (...) interroge le destin », Brigitte Giraud revient sur une thématique abordée dans « À présent », la mort de son mari dans un accident de moto en 1999. Écrit « à chaud », l’ouvrage était paru en 2001. Vingt ans après, alors que les souvenirs sont aussi douloureux et les questions toujours obsédantes, elle tente de comprendre ce qui a conduit à l’effacement du bonheur alors qu'elle, romancière, et lui, critique de rock, s’apprêtaient à s’installer avec leur enfant dans la maison qu’ils venaient d’acheter. Hasard, destin, coïncidences ? Le roman est une vraie enquête en forme d’introspection pour se souvenir des jours heureux et pour questionner à nouveau l’imperceptible enchaînement de circonstances qui ont conduit à la mort. Sachant que, pour Brigitte Giraud, « l’intime n’a de sens que s’il résonne avec le collectif… »
La Grande Russie
Unanimement salué par la critique, les lecteurs et les Académiciens français, qui lui ont décerné leur grand prix, « le Mage du Kremlin » de Giuliano da Empoli (Gallimard, 288 p., 20 €) est le premier roman d’un essayiste accompli italo-suisse, né en France en 1973 et qui écrit en français. Passionné de politique, il a été maire adjoint à la culture de Florence et conseiller politique du président du Conseil italien Matteo Renzi, il préside un think tank basé à Milan et il enseigne à Sciences Po Paris. Il a publié « la Peste et l’Orgie » en 2007, une analyse de la modernité, « le Florentin » en 2016, une biographie de Matteo Renzi, et « les Ingénieurs du chaos » en 2019, consacré aux spin doctors, ces conseillers en communication qui influent sur l’opinion publique pour le compte d’hommes politiques, un titre qui lui a valu une notoriété internationale.
« Le Mage du Kremlin » est une illustration romanesque de l’action de ces éminences grises, qui touche d’autant plus qu’on découvre les confidences d’un certain Vadim Baranov, ex-producteur d’émissions de téléréalité devenu le plus proche conseiller du Tsar, alias Poutine, et qui, dépassé ou fatigué du système qu’il a contribué à construire, cherche à en sortir, ou plutôt à s’en sortir. S’il s’agit d’une fiction, puisque le personnage de Baranov est inventé – bien qu’étant largement inspiré de Vladislav Sourkov, le principal idéologue du Kremlin des années 2000 qui a mystérieusement disparu en 2020 –, le roman est peuplé de figures tout à fait réelles d’hommes d’affaires et d’hommes politiques. Achevé en janvier 2021, il nous permet de mieux comprendre les mécanismes qui, à partir du démantèlement de l’Union soviétique, ont conduit à l’invasion actuelle de l’Ukraine. Comment Poutine, alors qu’il était directeur du FSB (ex-KGB), a fait siennes les idées du Raspoutine des temps modernes pour rétablir une « verticalité du pouvoir » afin de faire renaître de ses cendres la « Grande Russie ». Faisant du pays un théâtre politique ballotté entre terreur et corruption.
Les Seventies
Le Renaudot est le troisième grand prix attribué à Simon Liberati, pour « Performance » (Grasset, 252 p., 20 €). Écrivain « maudit », il a reçu le prix de Flore en 2009 pour son troisième ouvrage, « L’Hyper Justine », une récompense mal accueillie parce que le jury était présidé par Frédéric Beigbeder, son ami et éditeur de son premier roman ; en 2011, son roman suivant, « Jayne Mansfield 1967 », qui retraçait le destin tragique de l’actrice, n’a pas séduit côté ventes en dépit du prix Femina. Tandis qu'« Eva », en 2015, consacré à l’enfance traumatique de son épouse Eva Ionesco, a entraîné une plainte pour atteinte à la vie privée.
Son 13e roman « Performance » met en scène un alter ego d’une dizaine d’années plus âgé, 71 ans, en pleine dégénérescence intellectuelle et physique mais qui entretient une relation passionnée avec sa très jeune belle fille quelque peu névrosée ; il reprend son souffle quand on lui propose d’écrire le scénario d’une mini-série dédiée aux Rolling Stones, portant sur les années 1967 à 1969, celles qui ont précédé la mort par noyade de Brian Jones. Le septuagénaire revit en même temps que renaissent sous sa plume les personnages des seventies et que se multiplient les anecdotes, entre humour, audace et émotion.