Monsieur le Premier Ministre,
Je me permets de porter à votre connaissance les inquiétudes fondées des pharmaciens, que je viens de recevoir au Conseil général, concernant leur profession. Les réformes que projette votre ministre de l’Économie à leur endroit auront d’importantes répercussions, certes en matière de santé publique mais aussi d’aménagement du territoire. De nombreux maires m’ont interpellé à ce propos.
Afin d’avoir une vision globale de cette problématique, il me paraît utile de procéder à un rapide rappel des missions confiées aux pharmaciens qui les exercent avec compétence et dévouement dans nos territoires.
La pharmacie, ses missions, ses emplois :
Les officines pharmaceutiques françaises emploient 120 000 salariés (docteurs en pharmacie, préparateurs en pharmacie et quelques emplois de services) en plus des 28 000 pharmaciens titulaires (travailleurs non salariés pour la plupart), souvent associés sous forme de société d’exercice libéral (SEL). Il faudrait ajouter à ces chiffres ceux des emplois induits (sociétés d’informatique, d’entretien, cabinets comptables…).
La situation économique des pharmacies s’est dégradée au cours des dernières années (baisses des chiffres d’affaires, baisse autoritaire des prix, déremboursements). Les nombreux efforts déjà demandés ont été réalisés bien au-delà de ce que représente la Pharmacie dans les dépenses de Santé. Aujourd’hui, une pharmacie ferme tous les trois jours en France.
Le cœur de métier (environ 75 % de l’activité), la délivrance des prescriptions médicales (analyse de l’ordonnance, contrôle des posologies, des éventuelles interactions médicamenteuses, sortie des produits, saisie de l’ordonnance, alimentation du dossier pharmaceutique ou DP, vérification des droits sociaux de l’assuré tant pour le régime obligatoire que pour la complémentaire, gestion du tiers payant…) est exercé à perte pour un tiers des ordonnances.
Les activités complémentaires, dont la délivrance des médicaments à prescription facultative et OTC, contribuent donc largement à l’équilibre économique des officines pharmaceutiques, permettant ainsi à l’Assurance-maladie de sous-rémunérer le travail des pharmaciens. La vente des médicaments OTC « subventionne » en quelque sorte la délivrance des ordonnances non rentables. Toute perte d’activité conduirait inexorablement l’Assurance-maladie à accroître sa rémunération de l’acte pharmaceutique ou à la collectivité à subventionner les pharmacies en difficulté notamment en zones rurales comme nous pouvons l’observer dans les pays qui ont déréglementé l’activité (cf. étude européenne Health Policy juin 2014).
Les pharmaciens ont toujours assumé avec compréhension et discipline les missions qui leur étaient demandées par les pouvoirs publics (soins de premier recours, gestion du tiers payant, télétransmission des feuilles de soins électroniques ou FSE, numérisation des ordonnances, dossier pharmaceutique, substitution générique, collecte des déchets de soin à risque infectieux - DASRI -, récupération des médicaments non utilisés à travers Cyclamed, éducation thérapeutique, nouvelles missions de suivi des patients sous antivitamine K ou des asthmatiques, tests d’orientation diagnostique…), missions qui contribuent largement aux économies de santé et qui sont assurées pour la plupart bénévolement et sans décompter le temps passé. En effet, l’exercice de ces tâches quotidiennes entraîne souvent un allongement des journées de travail sans compensation financière.
Il serait donc plus judicieux et plus rentable pour la société d’utiliser les compétences des pharmaciens plutôt que de les étrangler.
L’analyse des données chiffrées montre qu’environ 65 % de la marge globale et presque les 3/4 de la valeur ajoutée des pharmacies sont utilisés pour rémunérer les salariés, les exploitants souvent associés, et payer les charges sociales. La pharmacie est donc essentiellement une activité de main-d’œuvre.
Si nous nous appuyons sur les remboursements de l’Assurance-Maladie, pour un budget d’environ 5,2 Mds € (à rapporter aux 180 Mds € de l’Assurance-Maladie et aux 520 Mds € de la Sécurité sociale toutes branches confondues (vieillesse, famille, accidents du travail et maladie) et tous régimes confondus, la pharmacie emploie près de 150 000 personnes bien réparties sur le territoire national et non délocalisables. À titre d’exemple, l’industrie pharmaceutique emploie 85 000 personnes pour un budget dépassant 20 Mds €, les services de la branche maladie de la Sécurité sociale 69 000 emplois pour un budget de 6,4 Mds €, l’Éducation nationale 930 000 emplois pour un budget de 63 Mds €.
La pharmacie est donc une activité générant beaucoup d’emplois par rapport au budget qu’elle représente. Toute atteinte à son équilibre précaire pourrait générer plusieurs milliers de licenciements (de 10 000 à 20 000 selon la profession). Or lorsqu’une entreprise de 150 emplois ferme la porte, tous les médias nationaux se déplacent. Dans le cas des pharmacies, il s’agirait d’une perte d’emplois 100 fois supérieure et dont le gouvernement porterait la responsabilité.
Par ailleurs, le pharmacien est le seul professionnel libéral, de surcroît titulaire d’un doctorat, sachant se rendre disponible sans rendez-vous et rendant chaque jour de nombreux services à nos populations et répondant à de nombreuses questions à titre totalement gratuit. Cette qualité de service est d’autant plus précieuse que notre pays connaît de graves problèmes de démographie médicale comblés en partie par le dévouement et les compétences des pharmaciens qui jouissent, à juste titre et pour toutes ces raisons, d’un fort capital de confiance auprès de nos concitoyens.
Le prix du médicament :
Toutes les études montrent que la France se situe dans la moyenne basse concernant le prix des médicaments. Concernant les médicaments remboursables, les prix sont fixés par les pouvoirs publics. Les remises dont peuvent bénéficier les pharmaciens sont plafonnées à 2,5 % (sauf pour les génériques) et un nouveau mode de rémunération à l’honoraire doit se mettre en place à compter de 2015. Ce n’est donc pas le moment de déstabiliser une économie en pleine restructuration.
Concernant les médicaments non remboursables, les prix sont libres et la concurrence sévère entre les 22 000 pharmacies. Là aussi, les prix français sont parmi les plus raisonnables même en comparaison de ce qui est observé en grande distribution dans les pays qui ont libéré le marché (source : baromètre AFIPA 2013).
Les évolutions de prix observées, toutes relatives, sont dues à l’augmentation du taux de TVA et à la croissance des prix industriels, ce qui est facilement vérifiable. Lors d’un déremboursement, les industriels augmentent très fortement leur prix de vente (parfois doublé) tandis que la TVA passe de 2,1 % à 10 % (cas récent du Rhinotrophyl ou précédemment du Daflon).
De même, au sein des médicaments OTC, nous observons des augmentations importantes des prix industriels. Par exemple, de 2009 à 2014, Pierre Fabre a augmenté son prix fabricant de Drill de 3,75 à 4,55 € (+21 %), Novartis en a fait de même avec VoltarenActigo gel de 3, 98 à 5,24 € (+32 %), Reckitt avec Strepsils tétracaïne de 3,90 à 5,15 € (+32 %) et Bayer avec Euphytose passée de 4,93 à 6,34 € (+29 %).
Au cours de cette même période, et malgré l’augmentation de TVA et celle des prix industriels, les prix publics n’ont augmenté que de 1,1 %.
Les pharmaciens, souvent déconcertés par ces évolutions, ne portent cependant aucune responsabilité dans cette situation. Au contraire, ils réduisent leurs marges afin de tenir compte du pouvoir d’achat de leurs patients. Peut-être pourrait-on s’inspirer du prix du livre en mettant en place un prix unique au sein d’un corridor de 5 ou 10 % ?
La rémunération du pharmacien :
Le pharmacien qui exploite son officine, seul ou en association, dispose, en moyenne, d’une rémunération de l’ordre de 7 000 €/mois pour un temps de travail moyen de 55 heures/semaine auxquelles s’ajoutent les gardes de nuits, de week-ends et de jours fériés. Il ne dispose pas de RTT et ses arrêts maladies sont quasi inexistants. Ramenée à 35 heures/semaine, sa rémunération ne serait plus que de l’ordre de 4000 à 4500 €/mois pour un titulaire de doctorat, tandis qu’un grutier dans un port gagne autant pour 15 heures/semaine.
Cette rémunération sert aussi au pharmacien à acquérir son outil de travail. Il y consacre souvent plus de la moitié de son revenu pendant 15 ou 20 ans et est fiscalisé sur la totalité car le remboursement du capital est non déductible du revenu.
Le pharmacien, outre ses obligations déontologiques, est responsable sur ses biens propres. En cas de faillite, il est ruiné à vie, tandis que le patron d’une entreprise du CAC 40 qui échoue risque au pire d’être remercié avec un chèque de 20 millions d’euros.
Enfin, si on compare la rémunération du pharmacien libéral aux grilles indiciaires de ses confrères de la Fonction publique (praticiens hospitaliers, praticiens conseils de la sécurité sociale, pharmaciens-chimistes des armées, pharmaciens inspecteurs de Santé publique), on observe que les rémunérations sont du même niveau que celle procurée par l’exercice libéral.
En revanche, les retraites ne sont pas les mêmes. La retraite moyenne du pharmacien libéral est inférieure à 1 700 €/mois (source : Caisse d’assurance vieillesse du pharmacien - CAVP) malgré une liquidation des droits plus tardive. Il doit donc compter sur la vente de son outil de travail pour compléter ses modestes ressources. Une pharmacie se vend 6 à 7 fois l’Excédent Brut d’Exploitation (EBE) quand les entreprises cotées en bourses s’achètent environ 15 fois les bénéfices selon le Price Earning Ratio (PER) qui mesure le rapport entre le cours et le bénéfice des actions des entreprises.
La rentabilité nette des pharmacies se situe dans la moyenne des entreprises françaises (environ 7 à 10 % du chiffre d’affaires selon le nombre d’associés) et à non à plus de 30 % comme on peut l’entendre pour d’autres professions. Le nombre de faillites démontre la fragilité économique des pharmacies que toute atteinte supplémentaire déstabiliserait fortement. Notre système de Santé publique en souffrirait sérieusement.
La perte du monopole de délivrance des médicaments comme l’ouverture du capital auraient pour conséquence de transférer de la valeur ajoutée à des structures capitalistes qui feraient remonter leurs bénéfices dans des holdings hors de France comme le font toutes les grandes entreprises pour « optimiser » leur fiscalité. Ce n’est pas le cas avec le modèle actuel des pharmacies qui, fortement fiscalisées tant sur le plan des impôts que des charges sociales, protège les rentrées fiscales de l’État.
La pharmacie est, en effet, comme la plupart des professions libérales, un des rares domaines d’activité à échapper au monde destructeur de la haute finance et du capitalisme mondialisé.
La perte du monopole de délivrance des médicaments conduirait à terme à remplacer 22 000 officines concurrentes entre elles par 3 ou 4 acteurs constituant à terme un oligopole et s’entendant entre eux, comme chacun peut l’observer dans d’autres professions. L’activité serait ainsi rapidement concentrée dans les zones urbaines, plus rentables, tout en créant des déserts pharmaceutiques dans les zones rurales à l’image de ce que nous déplorons chez les médecins. L’importance du maintien d’un bon maillage territorial à l’échelle nationale est capitale. Nos concitoyens y sont très attachés et les maires très inquiets du risque de dégradation de la situation que générerait votre projet. En effet, un accès à la santé de proximité doit impérativement être maintenu dans notre pays.
Si la réforme envisagée devait prospérer, qui assurerait le service de garde, le conseil de proximité ? Quel message enverrions-nous aux jeunes qui poursuivent un cursus d’études difficiles pour exercer le métier qu’ils ont choisi ? Seraient-ils condamnés à être les serviteurs zélés d’un système économique déshumanisé et recherchant uniquement la croissance des ventes et du profit pour une minorité de capitalistes cyniques ? Quelle serait la motivation de nos étudiants en cours de formation comme de nos jeunes diplômés ? Que deviendraient leur indépendance professionnelle et leur respect de la déontologie (cf. « Medication Use Reviews » au Royaume-Uni) ?
En outre, la traçabilité des médicaments, aujourd’hui parfaitement assurée par le réseau des pharmaciens ne serait plus garantie. Nous avons pu déplorer l’épisode de la viande de cheval dans la grande distribution. Une telle dérive est totalement impensable à travers le réseau des pharmacies françaises grâce à l’organisation mise en place. N’oublions pas que la contrefaçon de médicaments est responsable de 200 000 morts par an dans le monde selon l’OMS. Le système sécurisé des pharmacies françaises nous met à l’abri de ce risque sanitaire majeur.
Le risque de surconsommation de médicaments serait également accru. La France vient d’amorcer une diminution de sa consommation de médicaments grâce à la politique mise en place par l’État. La vente de médicaments en GMS avec toute la publicité qui l’accompagnerait viendrait détruire les effets de cette politique de Santé publique récemment mise en œuvre. On assisterait même à une augmentation du risque iatrogène, des intoxications et des hospitalisations comme certains pays l’ont mesuré (exemple des cytolyses hépatiques avec le paracétamol). D’ailleurs, plusieurs pays qui avaient dérèglementé la pharmacie sont en train de faire marche arrière en raison de ces graves conséquences pour la santé publique et sans qu’aucune baisse de prix n’ait pu être objectivement constatée (cf. étude Health Policy).
Ainsi, si le Gouvernement suivait les conseils peu avisés de l’Inspection générale des finances en s’appuyant sur un rapport truffé d’erreurs et d’imprécisions (la conclusion n’était-elle pas écrite avant le rapport sous le poids des lobbies ?), il porterait une double responsabilité. D’une part, celle de pertes importantes de ressources fiscales et sociales et, d’autre part, celle de la suppression de milliers d’emplois au moment où la lutte contre le chômage est sa priorité.
Avant de prendre toute décision irrémédiable, il faut bien en mesurer toutes ses conséquences à court, moyen et long termes. Je demeure certain qu’il existe des pistes d’évolutions possibles beaucoup moins traumatisantes, tant pour les pharmaciens que pour les élus locaux et surtout les populations des territoires ruraux très attachées à leurs services de santé de proximité.
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