On pourrait écrire un livre sur les maladies les plus mal nommées de l’histoire en commençant par la grippe espagnole, qui n’a d’espagnole que le nom, ou par la variole du singe, qui ne vient pas du singe. Mais la journaliste scientifique britannique Laura Spinney s’est avant tout intéressée aux mystères non résolus de la grippe la plus meurtrière de l’histoire de l’humanité. Auteur de « Pale Rider : The Spanish Flu of 1918 and How It Changed the World » publié en 2017*, la romancière passe au peigne fin ce que l’on ne sait toujours pas sur cette épidémie.
« Cette épidémie éclate officiellement en mars 1918 et elle a balayé la planète en trois vagues, dont la 2e, pendant la 2e moitié de 1918, est de loin la pire. Elle parvient à infecter 500 millions de personnes, soit un tiers de l’humanité, dont au moins 50 millions en sont morts. Pour donner un ordre d’idées, cela veut dire qu’elle a été trois fois plus meurtrière que la Grande Guerre. » Laura Spinney ne cache pas une certaine fascination pour ce fléau qui n’a pas livré tous ses secrets après un siècle de recherche. À commencer par son point de départ. « Les premiers cas officiels sont recensés dans un camp militaire du Texas, le camp Funston, mais le virus circule déjà beaucoup et les chercheurs soupçonnent des foyers plus anciens. » Trois théories coexistent correspondant à trois foyers potentiels. En France, dans un camp britannique situé à Étaples, au sud de Boulogne-sur-Mer, une épidémie respiratoire sévit à l’hiver 1916-1917. Son point commun avec la grippe espagnole : elle provoque une cyanose héliotrope. En Chine, à l’hiver 1917-1918, dans l’intérieur rural, une épidémie non identifiée sévit chez des ouvriers sélectionnés pour participer à des opérations militaires en Europe, juste avant leur départ. Enfin au Kansas, une poussée de maladie respiratoire est recensée chez les futurs soldats en formation entre janvier et mars 1918, juste avant qu’ils soient envoyés au camp Funston à 500 km de là.
Hypothèse à 100 millions de morts
« Pour trancher entre ces trois théories, il faudrait pouvoir comparer les séquences génétiques des virus qui ont causé ces épidémies précurseurs avec celles du virus de la pandémie elle-même. Mais ce n’est pas possible car les séquences les plus anciennes que nous possédons appartiennent au virus pandémique », explique Laura Spinney. Néanmoins, selon des spécialistes en biologie évolutive qui ont reconstitué le virus de la grippe espagnole en 2014, le virus pandémique ressemble à un virus grippal d’oiseaux de l’Amérique du Nord. Cela signifie-t-il que l’origine de la grippe espagnole est américaine ? « C’est probable, mais aucune des autres hypothèses ne peut être écartée », répond Laura Spinney. Cette incertitude montre à quel point il est difficile de déterminer l’origine d’une nouvelle maladie et pose la question de son utilité. « Cette information nous aide-t-elle à mieux nous protéger ou bien creuse-t-elle les divisions géopolitiques et entrave-t-elle la santé publique ? », demande la romancière.
Deuxième question en suspens : Combien de morts ont été causées par la grippe espagnole ? Les chiffres sont d’emblée très approximatifs, d’une part parce que beaucoup d’autres maladies infectieuses faisaient rage à l’époque, exacerbées elles aussi par la Grande guerre, et qu’aucun test diagnostic fiable n’existait alors. D’autre part, l’enregistrement de l’état civil était loin d’être systématique partout dans le monde. Au fil du temps, les estimations sont passées de 22 millions de morts dans les années 1920 à 30 millions en 1991, puis à 50 millions en 1998. Les deux historiens à l’origine de cette dernière évaluation, publiée en 2002 dans le « Bulletin of the History of Medicine », posent même une hypothèse à 100 millions de morts.
Guerre des tranchées
« Ce chiffre dépasse notre imagination », remarque Laura Spinney, qui se demande pourquoi cette épidémie a été si meurtrière. La réponse est multifactorielle. D’abord, les moyens de la médecine de l’époque étaient limités : pas de test diagnostic, pas de médicament antiviral, pas de vaccin, pas d’antibiotique. De plus, le virus se révèle particulièrement virulent, comme l’ont démontré des chercheurs en 2005 après avoir réanimé le virus dans un laboratoire de haute sécurité américain. À cela s’ajoute « les inégalités sociales et variations culturelles, et notamment religieuses », note la journaliste. Au cours de ses recherches, elle a ainsi découvert une ville d’Espagne où l’évêque a refusé tout effort de santé publique et invité la population à se rassembler dans les églises pour prier. Résultat, c’est l’une des villes espagnoles présentant le plus fort taux de mortalité dû à cette épidémie, ce qui n’est pas sans rappeler les rassemblements religieux devenus foyers de contamination du Covid en 2020, en France comme ailleurs.
Mais en 1918 sévissent aussi les terribles conditions de la guerre des tranchées où de jeunes hommes sont entassés dans des conditions sanitaires déplorables, ce qui augmente là aussi la surmortalité. « C’est aussi pour cela que les souches hautement virulentes dominaient la population virale car elles étaient les plus susceptibles de survivre et de se reproduire. Dans d’autres conditions, dans un monde en paix où les jeunes hommes auraient eu toute leur mobilité, la létalité aurait été moindre car le but d’un virus est de garder ses hôtes en vie pour assurer sa propre transmission », explique Laura Spinney. En accord avec l’approche syndémique développée par l’ancien directeur général de l’Institut Pasteur à Lille, Patrick Berche, la conclusion est évidente : « Toute pandémie est donc un phénomène biologique et sociologique. »
* Traduit en français en 2018 sous le titre « La Grande tueuse. Comment la grippe espagnole a changé le monde ».
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