« C'est pas moi, c'est lui », « je m'souviens pas », « j'étais pas au courant », « je voulais aider »… Le 21 septembre, journée de l'Alzheimer, le tribunal correctionnel de Béthune (Pas-de-Calais) a vu un joli bal d'oublieux. Le sujet était pourtant épais : escroquerie à la Sécurité sociale, falsifications d'ordonnances, etc. Sur le banc des prévenus, le P-DG de la société de matériel médical Serenity, à Harnes, et son principal commercial, ainsi que deux généralistes du bassin minier. Quinze autres médecins étaient concernés, mais ils avaient remboursé la caisse primaire de l'Artois, principal plaignant, quand ils ont connu les faits.
La présidente du tribunal a résumé le principal chef d'accusation : 160 000 euros d'escroquerie aux dépens de la CPAM, faits remontant aux années 2014 et 2015. À la découverte de témoignages répétés, et à la demande de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine (USPO), les pharmaciens les ont collectés, permettant à Éric Bot, syndicaliste et pharmacien à Loison-sous-Lens, de saisir la CPAM, qui a porté plainte. Une enquête de la gendarmerie nationale a établi au moins deux cents dossiers de fraude, transmis au procureur de la République.
L'escroquerie touche la CPAM de l'Artois. « Parce que les autres caisses primaires, fonctionnaires, enseignants, MSA, marins, etc., n'ont pas voulu enquêter, précise Éric Bot, mais mon officine travaille avec une quinzaine de caisses, sans compter les mutuelles, également lésées. » Les agents de Serenity faisaient établir des ordonnances, parfois « par liasses », avec emprunt de la carte Vitale, pour des patients qui n'avaient pas été examinés, ou qui n'étaient pas les patients des médecins signataires.
Faire du chiffre
Du matériel médical remboursé était remplacé par du matériel non remboursable, par exemple un fauteuil coquille par un fauteuil releveur. Des commandes étaient livrées incomplètes, mais facturées. En un an, Serenity a facturé 188 fauteuils à la CPAM, mais n'en a acheté que 89 !
Le P-DG a rejeté la faute sur son commercial, un « mercenaire », tout en convenant qu'il avait été formé par son propre frère, premier responsable de la société et dirigeant d'une société sœur en Guadeloupe. Des pratiques communes là-bas, selon le P-DG, à l'étonnement de la présidente.
Quant au commercial, déjà condamné pour vol avec violence et pour abus de confiance, il voulait selon lui « faire du chiffre », mais pour l'employeur à qui il portait les ordonnances. Ce sera un des points du délibéré : l'employeur (la société est radiée depuis fin 2016), prétend que son commercial était un agent, un autoentrepreneur, pas un salarié. Il affirme ne s'être jamais versé de salaire, ne plus avoir d'emploi, avoir vendu sa maison, mais a provisionné pour rembourser la CPAM. Le commercial a argué qu'il travaillait pour ce seul employeur, un emploi dissimulé qui a provoqué une constitution de partie civile du régime social des indépendants (RSI).
Remboursements abusifs
Pour les deux médecins prévenus de complicité, les gendarmes ont exhumé 27 ordonnances pour l'un, 22 pour l'autre, dont il est établi qu'ils ne connaissaient pas les patients et ne les avaient pas examinés. Et des patients avaient découvert, via Ameli.fr, des remboursements de matériel non demandé, ne correspondant pas à une pathologie, et non livré.
Un médecin a affirmé « avoir voulu rendre service ». « Et vous ne vous étonnez pas de prescrire pour une personne âgée prénommée Jordan ? », a rétorqué la présidente. Le second médecin a argué qu'il se sentait « un demi-homme », face à l'emprise du commercial. Les parties civiles - la CPAM et l'USPO - se sont interrogées sur de possibles contreparties, un délit de compérage : juste « une bouteille de mauvais mousseux », a reconnu un médecin !
Concurrence déloyale
Pour les pharmaciens, la question posée est l'escroquerie à la Sécurité sociale, mais aussi la concurrence déloyale des prestataires et de leurs méthodes. Serenity démarchait les clients à leur domicile, ou dans des galeries marchandes. Un des avocats de la défense s'est cependant opposé à leur constitution de partie civile, car la loi offre le libre choix de son prestataire.
À l’issue du procès, la procureure a requis deux années d'emprisonnement et l'indemnisation des victimes pour les deux responsables de Serenity, et 500 euros d'amende pour chacun des médecins. La CPAM de l'Artois pourrait les poursuivre devant le conseil de l'Ordre. Le délibéré sera prononcé le 2 novembre.
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