Invité d’un séminaire d’histoire de la santé organisé par Sciences Po Strasbourg, l’historien américain David Herzberg a montré comment l’héroïne, vendue librement puis sur prescription médicale jusqu’en 1924, préfigure déjà la crise des opioïdes des années 2000. Elle supplante l’opium car elle se consomme plus « discrètement » que ce dernier, et obtient grâce à son statut de « médicament » une respectabilité que n’ont ni les vendeurs ni les fumeurs d’opium.
Quand l’auteur parle de marché « blanc », il ne pense pas seulement à la blancheur des blouses des prescripteurs, mais aussi à la « race » des consommateurs aisés, par rapport aux « non-blancs » qui, eux, consomment pour les mêmes raisons, mais sans accès médical. À l’image d’une grande partie des universitaires américains pour qui les « races » l’emportent sur les différences sociales, David Herzberg dénonce par ce constat une démarche « raciste », qui oppose le « patient » blanc au drogué « non anglo-saxon », lequel reste punissable et marginalisé. L’héroïne sera finalement interdite en 1924, moins pour ses risques qu’en raison des dérives liées aux trafics qu’elle entraîne. On retrouve selon lui le même schéma avec les barbituriques et les benzodiazépines, Valium en tête, dans les années 1960-1970 : pour lui, la réponse des autorités est là encore plus « raciale » que médicale : « Les élites blanches redoutaient que leur jeunesse ne devienne totalement dépendante et ont pris des mesures pour réduire ces consommations, aujourd’hui très faibles, alors qu’elles continuent de faire des ravages via les circuits illégaux, au sein des populations "racisées". »
Le scandale de l'Oxycontin
Le scandale de l’Oxycontin obéit d’après lui aux mêmes mécanismes. Ce médicament, connu depuis longtemps et jusque-là peu prescrit, rencontre un succès rapide comme antalgique, parce que le monde médical et pharmaceutique le présente à partir de 1980 comme « non addictif ». Dans un premier temps, ce sont surtout les populations rurales blanches qui se le font prescrire, mais un marché parallèle se met très vite en place. Là aussi, les autorités finissent par réagir en restreignant les prescriptions, mais le piège se refermera cette fois sur tous les consommateurs, « patients » ou illégaux : Beaucoup se ruineront, au propre comme au figuré, pour continuer à en avoir, y compris en les achetant sous le manteau.
Même si les usagers « légaux » s’en sont beaucoup mieux sorti que les autres, 8 % des patients ayant parfaitement respecté les prescriptions ont eux aussi développé une lourde dépendance. Selon David Herzberg, les laboratoires produisant ces médicaments, Purdue en tête, étaient « parfaitement conscients des risques qu’ils faisaient courir aux patients, mais ont noyé les doutes scientifiques à coups de millions de dollars ». Actuellement expert dans le cadre des procès lancés contre eux, il promet qu’il le « prouvera » bientôt, mais ne peut le faire aujourd’hui en raison du secret de l’instruction.
Décourager le trafic
Selon lui, ces crises sont récurrentes aux États-Unis, mais les « guerres antidrogue » ne visent que les groupes marginalisés ou « racisés », surreprésentés dans les prisons. Comment éviter demain une nouvelle vague comparable aux précédentes ? « Je crois qu’il faut apprendre aux médecins et aux pharmaciens à se montrer beaucoup plus circonspects face aux informations des laboratoires, mais qu’il faut aussi « démonétiser » les produits addictifs, y compris les médicaments, pour que plus personne n’ait intérêt à en vendre. »
En d’autres termes, il n’y a pas de dealer de paracétamol parce que ce médicament ne rend pas riche… Pour lui, on ne supprimera jamais les produits addictifs, médicaments ou autres, mais on peut leur donner un cadre légal qui décourage les trafics.