LE MARCHÉ frémit. Rien ne semble pouvoir arrêter l’expansion de la préparation des doses à administrer (PDA). Pas même le flou juridique et technique qui continue de planer sur cette pratique. Un vide qu’ont relevé successivement divers rapports, dont ceux de l’Académie nationale de pharmacie (1). Ces rapports soulignent les confusions, voire les suspicions générées sur la légalité des opérations impliquées par la préparation des doses à administrer (PDA), en l’absence de décret et d’arrêté relatifs aux bonnes pratiques. Promis à plusieurs reprises, décret et arrêté ne sont toujours pas parus. Et rien ne semble les annoncer dans un proche avenir.
Stabiliser l’officine.
Il en faudrait cependant davantage pour freiner les nombreux acteurs engagés dans ce marché prometteur. Depuis deux ans, fournisseurs, laboratoires et pharmaciens accélèrent le mouvement, portés par des statistiques optimistes : 10 000 structures, dont 5 200 Ehpad (2), soit 720 000 personnes, sont aujourd’hui concernées par ce marché, dix millions de personnes sont de potentiels patients PDA, dont quatre millions à profil polymédiqués de plus de 75 ans. En 2060, une personne sur trois aura plus de soixante ans, soit 80 % de plus qu’en 2007.
Les promesses tenues par la PDA ne sont pas moins encourageantes : elle permet de réduire les erreurs de 15 % quand elle est réalisée manuellement par les soignants, à 0,2 %, grâce à la robotisation. Or l’iatrogénie est responsable de 10 % des hospitalisations chez les personnes âgées, 20 % chez les plus de quatre-vingts ans, et 40 % de ces accidents sont évitables.
Face à ces chiffres, les structures elles-mêmes se font plus pressantes. Autrefois très courtisés, les Ehpad, les maisons d’accueil spécialisé (MAS), et les services de soins infirmiers à domicile (SSIAD) sont aujourd’hui proactifs. Secouées par de nombreux incidents - et accidents - d’iatrogénie et incitées par les ARS à réduire les coûts, ces structures, dont 15 % seulement détiennent une pharmacie à usage intérieur (PUI), s’orientent de plus en plus vers une PDA externalisée.
Sur cette vague de fond, les pharmaciens sont les premiers à apporter la preuve de leur plus-value. Quelque 3 600 titulaires, soit 17 % de la profession, sont impliqués dans la PDA (3) Une expérimentation en Basse-Normandie et un livre blanc publié récemment par l’Union nationale des pharmacies de France (4), ont entériné la fonction de l’officinal, dès lors que l’Ehpad ou l’établissement de soins ne détient pas de pharmacie à usage interne (PUI).
Selon une étude « Les EchosEtudes » (5), 550 pharmacies seraient aujourd’hui équipées de robots. D’autres sources font état d’un millier d’officines positionnées sur une externalisation de la PDA. Ces pharmaciens en font le choix, saisissant cette opportunité pour développer cette nouvelle activité. Bien que rarement rétribués pour cette tache supplémentaire, ils tiennent pourtant à s’y investir, comme Xavier Sélosse. Titulaire à Ecques, dans le Pas-de-Calais, il livrait un Ehpad en piluliers manuels avant de se lancer dans la robotisation de cette tâche et de l’étendre à un autre Ehpad, ainsi qu’à une maison d’accueil spécialisé. Il a même créé un emploi consécutif à cette extension et prévoit d’embaucher un salarié à mi-temps en complément. Deux ans et demi plus tard, la PDA lui a permis de stabiliser l’activité de sa petite officine.
Mais la PDA représente davantage. Elle constitue un engagement en pharmacie clinique, comme le rappelle le rapport de l’Académie nationale de pharmacie : « il s’agit d’optimiser l’organisation d’une séquence de soin qui doit faire l’objet d’une réflexion globale et sociétale, partant du médecin jusqu’au patient, en passant par l’ensemble des acteurs du circuit du médicament et de la chaîne de soin. »
Terrain de concurrence.
D’autres titulaires s’y sont résolus de crainte de voir un marché de proximité leur échapper, une concurrence exacerbée régnant sur la PDA. Lors de l’extension de la structure qu’elle desservait, il s’en serait fallu de peu pour qu’Anne Chalier, titulaire de la pharmacie du domaine de Barnave à St Egrève, dans l’Isère, ne se fasse prendre le marché par un confrère grenoblois. De nombreuses réunions et sa force de conviction ont eu raison du personnel soignant qui a finalement opté pour son système de pilulier « semi-automatisé ». Il y a cinq ans déjà, Agnès Tarodo de la Fuente, installée à Saint-Amans-Soult, dans le Tarn, anticipait sur la tendance PDA et a depuis rentabilisé son investissement dans un robot auprès de deux structures (170 lits). Pas question pour autant de grignoter sur le marché de ses confrères. Cette adhérente du groupement Giphar a, au contraire, fait profiter les autres pharmaciens d’une expérience qu’elle intègre à la démarche qualité de son officine.
La même fièvre gagne les fabricants, qui redoublent d’énergie pour grignoter les parts d’un marché détenu par six grands acteurs. Il n’est pas rare qu’ils se chargent eux-mêmes de recruter Ehpad et autres établissements de santé pour leurs clients, eux-mêmes interdits de prospection frontale.
Ils renchérissent dans l’approche de ce marché convoité. « Nous avons baissé de 20 % nos prix depuis le début de l’année », annonce Elena Fernandez, directrice France de HD Medi, brandissant d’autres avantages tels que le crédit-bail, formation et reprise d’anciens robots.
Aux 5 « B » régissant la PDA (bon médicament, au bon moment, à la bonne dose, selon la bonne voie d’administration, au bon patient) s’ajoute un sixième « B », sur lequel les esprits divergent : le bon équipement.
La PDA est un marché bipolarisé défendu d’un côté par des inconditionnels du robot, et de l’autre par ceux d’un système accusé à tort de « manuel », en réalité semi-automatisé car assisté par ordinateur.
Adeptes des sachets déroulés par automates (escargots ou chaussettes) ou des piluliers confectionnés manuellement, ils revendiquent tous une plus grande sécurité, davantage de transparence, et surtout une traçabilité absolue de l’administration du médicament jusqu’au lit du patient.
Les titulaires ayant opté pour l’un ou l’autre de ces systèmes défendent farouchement leur camp. Et se renvoient la balle. Pour certains, l’argumentaire est déontologique, voire idéologique. Ces pharmaciens affirment ainsi que la PDA « manuelle » ou semi-automatisée leur permet de conserver le contact avec le soignant et le patient, de réagir avec plus de souplesse en cas de changement de traitement et d’éviter ainsi le gaspillage. Ils sont sensibles aux arguments des fabricants qui, comme Jean-Bernard Jombart, directeur commercial de Multiroir, garantissent « quatre strates de contrôle et des piluliers munis de photos (du médicament comme du patient), s’appuyant sur la banque de données Claude Bernard ». « La totalité du traitement est segmentée et récapitulée sur un tableau, et parallèlement nous éditons toutes les étiquettes de scellage avec des codes couleur, le numéro de lot, la date de péremption, etc. », décrit-il.
Une standardisation des pratiques officinales.
En retour, les défenseurs du robot arguent de marge d’erreurs plus importantes dans le traitement « manuel » et des difficultés qui émergent dès lors que le traitement dépasse les trois ou quatre prises quotidiennes. « Quid des antiparkinsoniens ? », s’interroge Luc Trédez, pharmacien et directeur général de la société Damsi.
Comme lui, les autres fabricants et distributeurs de robots font valoir un process quasi industrialisé pour garantir la traçabilité et la sécurité de l’administration. La plupart des fabricants ont aujourd’hui affiné leur offre en adaptant leurs sachets (chaussettes). Plus résistants aux UV et à la chaleur, ils supportent également le choc d’un mortier, ce qui permet d’éviter les transferts entre produits lors de l’écrasement en institution.
À ces quelques adaptations près, le choix entre technique « manuelle » et automatisée s’opère largement sur des critères financiers. Car s’il faut compter environ 3 000 euros pour la première solution (matériel de remplissage, matériel informatique, logiciel et formation compris), un investissement en PDA automatisée suppose un budget d’au moins 20 000 euros pour un robot d’entrée de gamme, permettant de desservir un Ehpad (175 000 euros pour un haut de gamme).
Au risque de ne pouvoir dégager une activité rentable, cet engagement pour l’officine doit être envisagé avec des garanties de pérennité, sachant que l’amortissement n’est atteint en moyenne qu’au bout de cinq ans, et le point « zéro » qu’à certaines conditions (voir encadré chiffres).
Or, s’il se révèle rapidement captif pour le titulaire, le marché de la PDA l’est beaucoup moins pour les Ehpad, les MAS et même les SSIAD, plus volatiles quand il s’agit de s’adresser à d’autres acteurs du marché, notamment les confrères les plus proches !
Les risques doivent être d’autant plus pesés que la PDA, et plus particulièrement lorsqu’elle est automatisée, suppose une remise en cause en profondeur de l’organisation de l’officine. « Cette activité qui résulte de l’envie de s’investir dans une solution d’avenir parmi d’autres induit une standardisation des pratiques de l’officine », énonce Pierre-Xavier Frank. Pharmacien formateur et directeur de l’école de formation IFMO-Qualipharm, il conseille à chaque titulaire de bien baliser ses conventions avec les structures, quitte à se faire accompagner d’un juriste.
Une fois mise en place, la PDA n’en requiert pas moins une adaptation constante, le principal souci restant le prescripteur. « Il faut veiller à obtenir les ordonnances en temps et en heure, ce qui n’est pas toujours le cas. Le plus compliqué étant les arrêts de traitement », expose Xavier Sélosse. La multiplication des prescripteurs qui nécessite autant de cassettes qu’il y a de médecins traitants, ou presque, peut se révéler un véritable casse-tête. « Nous pouvons ainsi déboucher sur des situations extrêmes entre le cas d’un Ehpad de 80 lits et 30 médecins traitants qui requièrent 300 cassettes différentes au pharmacien, et le cas de trois Ehpad, soit 300 lits suivis uniquement par deux médecins traitants et qui ne généreront que 80 cassettes », expose Luc Trédez.
Les laboratoires, et particulièrement les génériqueurs, soucieux de se positionner sur ce marché, affichent un soutien appuyé aux pharmaciens. En cas de modification de traitement, et surtout de marques de génériques, il n’est pas rare que le nouveau génériqueur finance le reparamétrage des cassettes (coût de 95 euros par cassette, 125 euros à neuf).
Un autre effort consenti par les génériqueurs est le conditionnement adapté aux robots. Une solution qui épargne aux pharmaciens la tâche fastidieuse du déblistérage, génératrice de 5 à 10 % de pertes… et de quelques tendinites. « Depuis l’automne dernier, nous avons développé de nouvelles lignes de production de flacons pour les grosses rotations permettant de remplir les cassettes comme les piluliers. Déjà 35 spécialités sont aujourd’hui disponibles sous ce conditionnement, 50 le seront à la fin de l’année, et 100 l’année prochaine », annonce Philippe Bayon, directeur marketing de Mylan, indiquant que 120 spécialités constituent 70 % de la consommation de médicaments en Ehpad.
Pour autant, la PDA automatisée ne se limite pas au seul remplissage d’un blister ou d’une « chaussette » via une cassette. Elle implique une importante réactivité et des contacts suivis avec l’établissement de soins. En un mot, la PDA comme le reste de l’activité de l’officine est soumise à la notion de proximité.
La PDA au comptoir.
Misant sur cette carte, nombre de titulaires, qu’ils soient équipés en « manuel » ou en robot, investissent le deuxième versant de la PDA, celui de la délivrance de piluliers ou « chaussettes » au comptoir. Certains voient ainsi dans l’ambulatoire un moyen de s’affranchir de la dépendance des Ehpad.
Souvent « prescrite » par le médecin traitant, demandée par les aidants dépassés par la polymédication des personnes à charge, ou encore proposée par le pharmacien lui-même, la PDA au comptoir suit une courbe ascensionnelle, proportionnelle à celle de la PDA en structure. Les pharmaciens qui la pratiquent délivrent ainsi 50 à 60 patients en PDA au comptoir. Elle est souvent considérée comme un complément à l’activité et un service valorisant l’officine dans un environnement concurrencé. Mais, à domicile comme dans les structures, elle reste le plus souvent à l’état d’un service gratuit.
Si certains Ehpad financent les consommables selon un barème équivalent à deux centimes par prise/patient, et si certaines officines demandent 20 euros par mois, la PDA peine à se faire rémunérer. L’absence de décret et d’arrêté de bonnes pratiques en est la principale raison. « Pourtant il est risqué de délivrer gratuitement un service qui mobilise du personnel et du back-office », objecte Olivier Foubet, directeur commercial de la société Distraimed. Il précise par ailleurs que les consommables, en l’occurrence les semainiers confectionnés semi-manuellement, ont un coût de matière première incompressible d’environ deux euros. Le titulaire doit-il en faire cadeau à ses patients ? Ou au contraire profiter de l’occasion pour valoriser ce service en ambulatoire ?
Une solution connectée.
Les nouvelles technologies pourraient permettre de mieux justifier la démarche. Les fabricants y travaillent. Comme Robotik Technology qui détient en pré-production, un système de téléassistance qui fera bientôt l’objet d’une étude clinique à Nice. « Cette expérience porte sur vingt patients de plus de 70 ans et deux pharmaciens, avec pour objectif de faire enregistrer ce système de pilulier connecté comme dispositif médical en 2016 », décrit Sylvie Manzano, chef de projet chez E-Santé Technology, filiale de Robotik Technology.
Améliorer l’observance via la PDA est également le défi relevé par le groupe PHR, qui double chaque année le nombre d’adhérents adeptes de la PDA. PHR propose d’organiser la relation patient autour d’un logiciel d’interprétation du suivi des malades chroniques via un pilulier électronique. « Il s’agit d’apposer une puce au pilulier jetable qui déclenchera un signal dès la rupture du blister. Ce signal arrivera à l’officine via le smartphone du patient », explique Dominique Brasseur, directeur général.
Pour l’heure le groupement, constatant que ses adhérents éprouvaient des difficultés à se faire rémunérer, a lancé la PDA prépayée. Matérialisée sous forme de coffret style Smartbox, l’intégrale PDA de PHR, vendue depuis mars dernier à 39,90 euros pour deux mois, s’arrache dans les officines adhérentes. À tel point que le groupement a dû en rééditer.
Et si la PDA devenait la prochaine idée cadeau ?
(2) Ehpad : Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes.
(3) Sources : centre de réflexion, d’expérimentation, d’évaluation, de développement et d’observation de l’officine (Creedo), bureau d’études créé par le groupement IFMO.
(4) Livre blanc de l’UNPF pour une PDA maîtrisée et sécurisée en Ehpad. Union nationale des pharmacies de France (« Le Quotidien du pharmacien » http://bit.ly/1K6IXp1).
(5) « Le marché du médicament en Ehpad, perspectives d’un circuit en mutation », « Les EchosEtudes », octobre 2014.
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