« ÉDOUARD m’a tuer »*, pense Francis Poultier, pharmacien à Ansauvillers, dans l’Oise. Date de la condamnation : le 27 janvier 2014. Il pourrait alors se voir contraint de devoir licencier ses cinq salariés, et mettre la clé sous la porte. Une histoire banale, aux conséquences funestes.
Ansauvillers est une petite commune du plateau picard, dans l’Oise. Des champs de céréales et de betteraves à sucre à perte de vue, des éoliennes plus récemment, et, immuables, son église, sa mairie, son médecin, son pharmacien. Ses 1 226 habitants sont presque deux fois plus nombreux qu’il y a 40 ans. Ils ont longtemps travaillé dans le Creillois industriel, 30 km plus au sud, puisque la terre demande moins de bras que de gros tracteurs. Aujourd’hui, ils prennent plus souvent le train, à Saint-Just-en-Chaussée, à 12 km, vers Paris. C’est plus loin, mais on vit bien dans le village picard, et le train est rapide. La population d’Ansauvillers a beaucoup rajeuni ces dernières décennies. Son école communale compte 2,5 classes maternelles, 3,5 classes élémentaires, bien plus que la moyenne nationale. Des maisons se construisent.
C’est de Saint-Just que sont venues les premières flèches. Les médecins y vieillissent. Le maire, et président de la communauté de communes du Plateau picard (27 000 habitants), en prend conscience. Un projet de maison médicale est élaboré, long à prendre forme, coûteux (plus de 2 millions d’euros). Mais le chef-lieu de canton compte 5 500 habitants, avec les mêmes problèmes et menaces qu’ailleurs, et les élus persévèrent. Ils veulent « attirer les professionnels de santé, lutter contre la désertification médicale ». En décembre 2013, la maison de santé ultramoderne est prête. Dans quelques jours, elle devrait ouvrir avec sept médecins généralistes, des infirmières, un kiné, une sage-femme, un(e) psychologue, un(e) conseiller(e) familial(e), une diététicienne. On voudrait même y attirer des consultations régulières de spécialistes. Le plateau picard bruit depuis longtemps de ce projet. Sa logique se retrouve en bien d’autres endroits de France.
Le septième médecin.
Le hic, pour Francis Poultier, sera inattendu. Ce titulaire est installé depuis 1982, dans une officine créée en 1956. Il dessert Ansauvillers et plusieurs villages alentour. En 2009, il obtient un transfert, quelques maisons plus loin, et passe d’une surface de vente de 20 m2 à 100 m2, un bel investissement à la clé. Il réalise 1,1 million d’euros de chiffre d’affaires. Ansauvillers appartient au canton de Breteuil, 4 300 habitants dans le chef-lieu, 10 000 dans le canton, et quatre pharmacies. En surnombre.
Saint-Just compte six médecins, désormais dans le même cabinet. Le septième, inattendu, sera Édouard Denancy, 54 ans, trop isolé depuis 1992 à… Ansauvillers. « Il assure au moins 70 % de mes dossiers clients », précise Francis Poultier. Le pharmacien et le médecin se connaissent bien : « on se téléphone tous les jours. » Mais le second n’a rien dit de ses projets, avant que tout le monde en parle, l’été dernier.
Marie-Line Dufresnes, la maire d’Ansauvillers, et patiente du Dr Denancy, a fait des pieds et des mains. Le Dr Denancy devrait maintenir deux demi-journées de consultation par semaine à Ansauvillers. Au départ. Elle a demandé que des médecins de Saint-Just tiennent consultation à Ansauvillers. En vain. Elle a vu l’agence de santé (ARS) : le directeur lui a répondu qu’on « ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs ». Francis Poultier est un peu amer à l’encontre d’Édouard Denancy qui « n’est jamais venu [lui] parler de son départ ». Ce médecin n’ignore pourtant rien de la pharmacie : son épouse en tient une… à Saint-Just. Pour le pharmacien d’Ansauvillers, tout le problème est là : dans quelle officine iront ses actuels clients, dont le médecin référent sera (vraisemblablement) à Saint-Just, où ils prennent le train pour aller travailler, où ils vont faire leurs courses à l’hyper Leclerc ? Saint-Just compte trois pharmacies pour 5 500 habitants. Déjà en surnombre.
« Verrai-je les premières ordonnances, ou seulement peut-être les renouvellements ? s’interroge Francis Poultier. Je suis complètement dans l’expectative quant à la réaction de la clientèle de l’officine, comme de celle des médecins. J’ai avisé mes salariés, et je n’envisage pas de licencier, mais je devrai tenir compte des chiffres. »
Marie-Line Dufresnes continue à se battre pour sa commune. Elle pensait avoir trouvé un médecin qui pourrait s’installer assez vite. Une femme de 37 ans, roumaine, dont ce serait la première installation en France. Le conseil municipal a voté 30 000 euros sur son budget (de 1,2 million d’euros) pour aménager un cabinet, un logement, prêter une voiture. Le matériel médical pourrait venir d’un leasing.
Francis Poultier avait prévu de partir à la retraite en 2015, « sans qu’il n’y ait de lien ». Ce n’est donc pas tant pour lui qu’il se désole, que pour son village. « Je pense qu’il y a de la place pour qu’un médecin travaille, assure-t-il. Mais cette jeune femme sera-t-elle acceptée, voudra-t-elle s’installer durablement ? » Le monde bouge, plus vite que les hommes.
Légende photo (J. Gravend) :
Francis Poultier dans l’attente d’un nouveau médecin dans sa commune
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