On ne calmera pas la colère du peuple, ou de ceux qui prétendent le représenter, en lui énumérant les causes diverses de ses difficultés. Il n'empêche que notre pays, comme tous ses partenaires industrialisés, a subi d'abord les chocs pétroliers à partir de 1974, puis une série de crises, dont la plus violente aura été celle de 2008, que nous n'avons pas fini de digérer. Emmanuel Macron est arrivé au pouvoir en affirmant qu'il devait réformer le pays en profondeur pour l'adapter à la mondialisation, à la désindustrialisation, à la stagnation de la productivité, donc de la croissance. Les Français l'ont cru, ils l'ont élu. Ils ne savaient sans doute pas, notamment les plus vulnérables d'entre eux, que cette grande transformation exigerait d'eux des sacrifices qu'ils ne peuvent plus faire ; et, indubitablement, le souffle du changement a emporté aussi les multiples précautions à prendre pour leur éviter ce déclassement qui les effraie tant.
France et Allemagne
Mais le président de la République n'est pas responsable des reculs de ses prédécesseurs qui ont empêché la France de procéder à d'indispensables réformes en même temps que l'Allemagne, alors que le différentiel de revenu per capita s'élève à 4 500 euros entre un citoyen allemand et un citoyen français. Nous n'avons pas compris que lorsque l'Allemagne a décidé de s'adapter à la mondialisation et qu'elle s'y employait avec succès dès le début du siècle, le danger pour nous était de rester à la traîne. En 2008, c'était déjà trop tard : face à une crise terrible, Nicolas Sarkozy n'avait pas d'autre choix que d'injecter dans l'économie des sommes massives empruntées sur les marchés. Au moment où M. Macron faisait tomber l'une après l'autre les résistances au changement, les gilets jaunes se sont dressés pour exiger de lui qu'il fasse le contraire et que, à son tour, il distribue de l'argent qu'il n'avait pas. L'urgence, une fois encore, a noyé l'impératif catégorique. Et dans ce coup d'arrêt à la réforme, il y a une menace lourde qui pèse sur notre système institutionnel, sur la cohésion nationale, sur l'équilibre des fondamentaux.
On peut critiquer à l'envi la gestion du chef de l'Etat, encore soutenu aujourd'hui par une écrasante majorité parlementaire, sinon populaire. On ne peut ni ignorer le chaos que déclencheraient sa démission ou sa destitution, ni feindre de croire qu'il y aurait au macronisme une alternative rationnelle et positive. Ce n'est pas le slogan « moi ou le chaos » que j'introduis dans ce propos, c'est la réaliste lecture des chiffres. Ni la droite classique, ni les écologistes, ni la gauche traditionnelle n'ont la moindre chance d'obtenir un mandat pour la succession de M. Macron. Tout ce que nous savons de l'état de l'opinion nous porte à croire au contraire que le Rassemblement national s'emparerait très légitimement du pouvoir, et, dans cette configuration, nous ne pouvons même pas exclure que Marine Le Pen s'associe à Jean-Luc Mélenchon pour gouverner avec une majorité renforcée.
C'est exactement le schéma adopté par l'Italie. On dira avec raison que, même en Italie, le pire n'est jamais sûr, et que le gouvernement néo-fasciste et populiste qui la dirige aujourd'hui a déjà mis un peu d'eau dans son vin. Mais comment cette sinistre solution pourrait-elle convenir aux démocrates, à ceux qui croient profondément aux libertés et ne cesseront d'y croire, même si les Trump, les Poutine, les Erdogan ne cachent pas leur jubilation face aux déboires de la France ? Qu'est-ce qui pourrait justifier à nos yeux un tel recul historique, un retour au passé sinistre du siècle précédent ? Pourquoi, au nom de la difficulté à nous adapter aux nouvelles donnes, devrions-nous sombrer dans une telle ignominie ?
La réforme à l'envers
Il y a des ménages français qui travaillent mais ne parviennent pas à joindre les deux bouts. Il faut les respecter. Des inégalités grotesques se creusent : les forts s'enrichissent, les faibles coulent. Et donc, le changement doit concerner ceux qui souffrent le plus des effets de la désindustrialisation, d'un manque de solidarité entre les classes et les générations, de la difficulté à vivre dans le pays où naguère il faisait si bon vivre. Cependant, ni la démagogie, ni le mensonge, ni la présentation au peuple de programmes destructeurs comprenant par exemple l'abandon de la monnaie unique et la sortie de l'Union européenne, ne guériront de leurs maux les plus pauvres d'entre nous ; pis, ces maux en seront aggravés. La différence entre le président et les multiples oppositions qui s'acharnent contre lui, d'ailleurs sans le moindre gain politique, c'est que ses détracteurs, sincères ou cyniques, proposent des solutions inapplicables, lesquelles, en outre, ne convainquent pas grand monde.
On s'en rend parfaitement compte en observant la dialectique bizarre qu'a entraînée le mouvement des gilets jaunes. Ils ont demandé des sous, ils les ont obtenus, même s'ils considèrent les gestes du président comme seulement symboliques. Mais, ce faisant, il est allé à rebours de tout ce qui avait fondé son action. On ne peut pas gagner plus si on ne produit pas plus, si on n'est pas plus qualifié, si on considère que trente-cinq heures par semaine, c'est le maximum que l'on puisse offrir, si on ne contribue pas, en somme, à la fabrication de biens assez sophistiqués pour que le client accepte de les payer plus cher. Bien sûr, ce raisonnement passe au-dessus des têtes des insurgés. C'est pourtant celui qu'ils doivent entendre.
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