LE QUOTIDIEN – Vous dénoncez le « silence absolu sur la place de l’obéissance » dans l’éducation des enfants. Doit-on prendre votre livre comme une révolte ?
Pr DANIEL MARCELLI. - Le mot révolte n’est pas adéquat. Je dirais que j’ai écrit ce livre pour m’étonner et souligner le paradoxe intellectuel et moral de notre société : on n’arrête pas de parler d’autorité et il n’y a quasiment jamais de réflexion sur l’obéissance. Je rappelle que la première ligne de la définition donnée par Hannah Arendt sur l’autorité, à laquelle un grand nombre d’auteurs se réfèrent, est « Puisque l’autorité requiert toujours l’obéissance ». Quand vous lisez les articles des psychanalystes, des sociologues et des philosophes qui se sont penchés sur l’éducation des enfants, comme Marcel Gauchet et Alain Renaut, le mot obéissance n’apparaît jamais. Les mères, en revanche, ont sans arrêt ce mot à la bouche. Il y a un écart total entre ceux qui ont la tête dans les étoiles, comme les philosophes, et ceux qui ont les mains dans le cambouis.
Vous dites que vous assistez depuis trente ans au développement « impressionnant » de troubles tels que le « trouble oppositionnel avec provocation » (TOP), le trouble d’hyperactivité avec ou sans déficit de l’attention (THADA), le trouble des conduites (TC). Quelle est la part de ces troubles ?
Ce que je constate dans ma clinique, après plus de 35 ans de pratique professionnelle, et je ne suis pas le seul à le faire, c’est qu’entre les années 1970 et aujourd’hui, il y a une évolution considérable de la fréquence de ces pathologies. Ce qui, auparavant, dominait les consultations, c’était beaucoup des troubles internalisés, comme l’inhibition, le repli, la timidité excessive, le bégaiement. Ces pathologies ont très sensiblement régressé. À côté de ça, on voit nos consultations envahies de trou?bles externalisés tels que le trouble oppositionnel avec provocation. Ces conduites existaient en petit nombre, mais elles étaient toujours associées à des situations à risque, familles chaotiques, environnement difficile. Ce n’est plus le cas. On observe des enfants manifestant ces troubles dans des familles en apparence tout-venant. Y a-t-il une augmentation des gènes dans la population qui augmente de manière considérable le taux de ces maladies ? Y a-t-il un virus qui les explique ? Aujourd’hui, mettre en cause les principes éducatifs et, de façon sous-jacente, partiellement les parents, n’est pas politiquement correct. C’est comme si l’enfant était le produit de ses gènes et de ses chromosomes, mais pas celui de son éducation.
Pourtant, les parents cherchent de plus en plus à essayer de bien faire...
Par cette remarque, vous montrez le renversement total du souci éducatif en une génération. N’oubliez pas, comme préalable, qu’il y a nombre de pathologies qui ont fortement régressé, si ce n’est disparu, comme le bégaiement. Parallèlement, certaines pathologies sont plus fréquentes. On peut penser que les parents, dans leur préoccupation éducative, ont été débordés par quelque chose. Le souci de bien faire est lié à une perception différente de l’enfant et à un objectif éducatif différent. Il y a trente ou cinquante ans, l’objectif éducatif était de fabriquer un enfant qui devait se comporter de manière socialement adaptée. La phrase magique était « Ça ne se fait pas ». L’épanouissement de l’enfant n’avait pas d’importance : s’il était bien élevé, il trouverait sa place dans la société. Aujourd’hui, l’objectif éducatif est l’inverse. Or, il est beaucoup plus compliqué d’épanouir un enfant que de le formater car, dans le second cas, on se réfère à des normes. Entre le souci d’épanouir et celui de stimuler le potentiel, vous avez des parents qui sont totalement assujettis à l’infantile. Ainsi, lorsqu’un enfant grimpe sur un fauteuil, les parents n’osent pas lui demander de descendre de peur d’entraver son potentiel moteur et ses capacités d’être un alpiniste !
Vous montrez toutefois qu’obéir permet à l’enfant de grandir et « d’être augmenté du sentiment de liberté ». Le projet est séduisant…
Toute la question est là : est-ce qu’il faut laisser l’enfant sans aucune limite pour qu’il puisse faire ses expériences et que son potentiel se développe ? C’est ce que pensent des parents trop crédules, idéologues ou laxistes. On s’aperçoit toutefois que lorsque l’enfant est face à ce laisser-faire, il est malheureux et incapable de s’organiser et de développer son potentiel. Il se disperse plus qu’il ne se construit. Il y a donc intérêt à donner à l’enfant un cadre, une limite et une certaine cohérence.
Quelle différence faites-vous entre la soumission et l’obéissance ?
C’est une différence essentielle si on veut bien me suivre et penser que l’obéissance n’est pas quelque chose de négatif. C’est parce que l’obéissance a été confondue avec la soumission qu’elle est aujourd’hui disqualifiée. À force de laisser les enfants tout faire, quand les parents réagissent, ils deviennent maladroits, n’arrivent plus à se faire obéir et deviennent menaçants. Sur le plan fondamental, la soumission est du côté de l’éthologie et de la nature. Le couple pouvoir-soumission, c’est le couple naturel que l’on retrouve dans le monde animal. Mais il faut bien comprendre que la soumission s’obtient de deux manières : par la force ou par la séduction. Ça n’a rien à voir avec la culture et le couple autorité-obéissance, qui n’existe pas dans la nature et doit s’apprendre. Le résultat de l’apprentissage, c’est l’obéissance pour l’enfant et l’autorité pour l’adulte. Comment peut-on passer du couple pouvoir-soumission à celui d’autorité-obéissance ? Les conditions pour l’obtenir sont qu’il faut établir une relation de confiance et un partage, une demande de l’un et une réponse de l’autre. Le couple autorité-obéissance nécessite du temps. Si, pour élever un enfant, on doit le confronter à la frustration, ce qui est rappelé partout, on oublie de dire que l’adulte doit également se frustrer de la jouissance du pouvoir de la force ou de la séduction sur l’enfant.
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