LE QUOTIDIEN – Les adolescents ont tendance à vouloir s’isoler du reste du monde. À partir de quand peut-on considérer leur enfermement comme inquiétant ?
Dr MARIE-JEANNE GUEDJ – Les Japonais, qui ont décrit le phénomène des hikikomori et qui compteraient un million de jeunes cloîtrés, considèrent qu’il y a claustration à domicile lorsque l’enfermement dure plus de six mois. Six mois, c’est énorme. Il est sain pour un adolescent de s’isoler… pendant 24 heures. Au-delà, on ne peut pas considérer cet enfermement comme anodin.
L’enfermement n’est pas une pathologie en soi mais un trouble des conduites, souvent associé à d’autres (troubles des conduites alimentaires, addictions), qui peut donner lieu à toute une gamme de diagnostics possibles (tendances phobiques, obsessionnelles, délirantes…).
Le problème est que plus la situation s’enkyste, plus il est difficile d’intervenir. La famille se plonge dans un système de honte et de double maîtrise (celle des parents sur leur enfant et l’inverse, celle de l’ado sur ses parents, il est tout le temps là, il les surveille). Et, avant que les familles ne consultent, il se passe beaucoup de temps. Une mère nous avait appelés pour sa fille de 17 ans et demi, enfermée dans sa chambre depuis un an. Lors de notre visite à son domicile, elle est restée derrière sa porte, nous injuriant copieusement. Sa mère n’a pas voulu que nous poursuivions la prise en charge, me disant un jour au téléphone que sa fille allait mieux, qu’elle était « sortie ». Elle était sortie… dans le salon. En novembre dernier, la jeune fille est allée chez son oncle à Marseille. En janvier, on la retrouvait pendue dans sa chambre.
Pensez-vous que les familles sous-estiment le problème ?
Les familles sont à la fois en demande d’aide et dans la honte, elles se sentent coupables. Mais elles se fient à des petits signes d’amélioration qui sont trompeurs. Généralement, la famille, qui ne voit pas s’installer le trouble, ne se décide à consulter qu’à l’occasion d’un acte de forte violence (le jeune qui se jette sur sa mère) ou bien d’un élément tout à fait périphérique. Ainsi, des parents qui avaient les moyens de laisser un studio à la disposition de leur fils ont mis fin à son enfermement lorsqu’ils ont eu besoin de cet appartement pour un autre usage. Ou bien lorsque le lycée refuse le triplement de l’élève.
Comment intervenez-vous ?
Nous recevons la famille dans notre service, à plusieurs reprises. Parfois, on parvient à mobiliser un tiers (un oncle, un voisin) et c’est assez efficace pour entrer en contact avec le jeune. Ou bien nous lui faisons passer une lettre. Ça aussi, ça marche bien pour le faire venir jusqu’à nous. Dans les autres cas, nous nous déplaçons au domicile pour le rencontrer. Nous arrivons à convaincre 15 % des jeunes à venir en consultation. Parmi les 85 % restants, 10 % seulement ne seront pas hospitalisés, généralement parmi les plus jeunes adolescents (12-15 ans).
Pensez-vous qu’il faille favoriser la scolarisation à domicile ?
C’est l’une des grandes questions que nous nous sommes posées lors de notre Journée adolescents. Le but final reste tout de même de faire sortir ces jeunes. J’ai appris que le CNED (Centre d’enseignement à distance), qui ne dispose pas d’éléments sur les raisons pour lesquelles ses élèves travaillent par correspondance, propose des programmes en ligne, avec corrections des devoirs et forums. Il utilise Internet pour sociabiliser les jeunes.
Internet qui sociabilise ? On entend plutôt le contraire…
Dire que passer tout son temps devant un ordinateur, c’est mal… n’est pas quelque chose de si évident. Les spécialistes disent que tout dépend si les internautes sont en lien avec d’autres qu’ils connaissent (dans la vie) ou bien si leur identité n’est que virtuelle. J’ai moi-même déjà demandé à des jeunes leur courrier électronique pour leur écrire, certains m’ont répondu qu’ils n’en avaient pas. Qu’ils n’aient qu’une identité dans le jeu en ligne me paraît un indice de gravité.
Ce phénomène vous semble-t-il mésestimé ou méconnu des généralistes et des services d’urgences qui pourtant pourraient jouer un rôle de prévention ou du moins de signalement ?
C’est évident. C’est seulement à l’occasion de consultations à domicile qu’il leur arrive de se rendre compte de quelque chose. SOS Médecins me semblent bien sensibilisés à cela. Mais, souvent, cela arrive par ricochet : ils sont appelés par la mère, qui a 39 de fièvre, et aperçoivent quelqu’un sous une couette, dans l’autre chambre, d’où sort une odeur anormale.
Vous dites que ces jeunes s’enferment car ils se sentent enfermés…
L’adolescent enfermé est proche de l’adolescent errant, qui ne veut pas se confronter à l’autre, qui ne supporte pas la déception, inhérente à toute relation avec autrui. Le jeune se sent enfermé, majorant la contrainte extérieure (« Fais tes devoirs », « Lève-toi tôt ») et y répond en s’enfermant, cette décision lui donnant, au moins momentanément, un sentiment de liberté.
Quelque chose de très important a été signalé au Japon : la plupart des hikikomori ont été des enfants qui ont consulté pour des atteintes physiques, 28 % pour des problèmes dermatologiques, anomalies esthétiques souvent difficiles à assumer pour des jeunes gens. Dans mon service, j’ai vu beaucoup de ces jeunes souffrant de mal au cœur, de maux de ventre, de dysmorphies aussi. Un élément sociologique est également à noter. Notre société connaît le « phénomène Tanguy », avec ces adolescents prolongés qui, ne trouvant l’épanouissement dans une filière professionnelle, restent à la maison. Il y a aussi la valorisation grandissante de la réussite personnelle. Les parents d’un garçon cloîtré me racontaient que leur fils était arrivé 12e dans un classement de 150 000 internautes. Ils en étaient très fiers.
Un Japonais nous a dit un jour : « Vous ne connaîtrez pas ce problème en France puisque, lorsque vos jeunes sont mécontents, ils descendent dans la rue manifester ! » C’était mignon, mais je pense au contraire que le phénomène risque encore d’augmenter, du fait des délais de diagnostic et de la sous-estimation générale du problème.
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