Affection psychiatrique fréquente, la dépression altère très fortement la qualité de vie du patient et une prise en charge optimisée constitue en enjeu majeur pour notre société : selon Santé publique France (données 2023), en 2021, 12,5 % des sujets de 18-85 ans auraient vécu un épisode caractérisé au cours des 12 derniers mois et, chez les 18-75 ans, la prévalence de cette maladie a augmenté de 3,5 %, passant de 9,8 % à 13,3 %, sur la période 2017-2021 (cette augmentation concerne tous les segments de population analysés). En cas d’épisode dépressif d’intensité modérée à sévère, la prescription d’un antidépresseur constitue la réponse pharmacologique de première ligne. Mais, en situation d’échec de ce traitement, plusieurs stratégies médicamenteuses sont utilisées, la plus fréquente étant de prescrire un autre antidépresseur à la place, ou en plus, du premier. Que vaut cette stratégie ?
Une efficacité limitée
Pour tenter de le savoir, Une équipe de la FDA coordonnée par Marc B. Stone, directeur du centre d'évaluation des médicaments psychiatriques, a compilé les données de 232 essais cliniques contrôlés randomisés en double aveugle soumis par l’industrie en vue d’obtenir l’agrément d’antidépresseurs prescrits en monothérapie entre 1979 et 2016 : ils ont inclus plus de 73 000 participants, adultes comme enfants présentant des signes de dépression caractérisée. La sévérité de l’affection et l'efficacité de la prise en charge pharmacologique étaient évaluées par l'échelle de Hamilton (HAMD17).
Les résultats produits ont confirmé une conclusion souvent rapportée par des travaux antérieurs : seulement 15 % des participants ont retiré, vs placebo, un bénéfice du traitement antidépresseur qu’ils n’auraient pas eu autrement - autrement dit, l’antidépresseur n’est pas plus actif que le placebo chez 85 % des participants. Cette (petite) différence d’efficacité est plus importante chez les femmes et les sujets jeunes. Par ailleurs, plus la dépression est sévère, plus l'antidépresseur, mais aussi plus le placebo, sont efficaces : toutefois, l’effet du traitement augmente proportionnellement plus que celui du placebo avec la sévérité de la dépression. Ce qui suggère qu’il y a bien une action pharmacologique réelle induite par le médicament. Il est toutefois impossible en l’état actuel des connaissances de prédire quelle sera la qualité de la réponse d’un patient donné à un traitement. Selon le spécialiste Guillaume Fond, psychiatre et chercheur en neurosciences à l’AP-HM, la proportion des patients tirant un bénéfice objectif du traitement serait plus réduite encore dans les conditions de la « vraie vie » car les sujets inclus dans les études contrôlées sont, on le sait, l’objet d’une sélection préalable à leur inclusion, ce qui introduit un biais (en sont exclus ceux présentant un risque suicidaire, telle ou telle affection chronique, ceux ayant des conditions de vie précaires, etc.).
Changer d'antidépresseur en cas de non-réponse
Face à cela, les auteurs américains recommandent de changer de molécule antidépressive lorsque la première administrée ne fonctionne pas, en prenant en compte les avantages (efficacité) et inconvénients (iatrogénie) du traitement au cas par cas et ce d’autant plus que, toujours selon cette étude, il faudrait traiter inutilement 7 sujets diagnostiqués dépressifs en les exposant à un risque d’effets indésirables sans bénéfice thérapeutique avant qu’un huitième bénéficie d’effets positifs à la prescription.
Cette étude pose une question fondamentale, finalement aussi ancienne que l’histoire de la médecine : pourquoi le placebo est-il, au moins partiellement, actif ? En pratique, l'hétérogénéité des entités nosologiques diagnostiquées comme « dépression » expliquerait que certains patients ne répondent à aucun médicament, d'autres à tout - y compris au placebo - avec une gradation continue entre ces extrêmes. Ceci expliquerait également pourquoi les tricycliques, dont les cibles pharmacologiques sont nombreuses, sont depuis soixante-dix ans tenus comme les antidépresseurs les plus efficaces.
Les choix de seconde ligne
S’intéressant pour sa part aux traitements antidépresseurs de deuxième ligne, une équipe coordonnée par le Pr Cédric Lemogne (service de psychiatrie adulte, Hôtel-Dieu AP-HP, Inserm) a comparé l’efficience des stratégies médicamenteuses de seconde ligne après échec d’un premier traitement antidépresseur - la littérature basée sur les essais cliniques ne permettant généralement pas de guider ce choix. Exploitant le système national des données de santé (SNDS), elle est partie du postulat qu’après une primo-prescription d’antidépresseur, chacune des prescriptions suivantes témoigne de l’efficacité et de la tolérance de la précédente. De ce fait, si un même médicament est reconduit, il est plus probable qu’il ait été efficace et bien toléré que si un autre médicament a été prescrit en deuxième ligne : ainsi, quotidiennement, des centaines de médecins jugent l’efficacité et la tolérance du traitement antidépresseur précédemment prescrit et laissent de la sorte une trace de cette évaluation dans le SNDS.
Tous les traitements antidépresseurs de seconde ligne ne se valent pas
Partant de données couvrant plus de 80 % de la population, l’équipe a repéré 1,2 million de sujets traités par un antidépresseur pour la première fois en 2011, dont plus de 60 000 ont été traités par la suite avec une seconde molécule antidépressive, le critère de jugement étant la probabilité de continuation du traitement par l’antidépresseur prescrit en seconde ligne. Elle a pu montrer qu’après prescription en première ligne d’un inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine (ISRS), celle d’un autre ISRS était l’option la plus efficiente en seconde ligne ; après celle d’un alpha-2 bloquant ou d'un tricyclique, cette option était une bithérapie ; enfin, après la prescription d'un inhibiteur de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline (IRSNA), il n’y avait pas de différence entre ces deux stratégies. De plus, l’option la plus efficiente en deuxième ligne était presque systématiquement le recours à l’escitalopram ; la venlafaxine était l’option la plus efficace en deuxième ligne après un traitement par escitalopram, suivie par la sertraline et par la fluoxétine.
Inversement, certains traitements de seconde ligne se sont avérés nettement moins efficients que l’option de référence. Par exemple, après une première ligne venlafaxine, une deuxième par tianeptine ou par miansérine, bien qu’autant prescrites que la sertraline, s’est avérée deux fois moins efficiente que cette dernière. Cette étude suggère donc que tous les traitements antidépresseurs de seconde ligne ne se valent pas et qu'ils mériteraient d’être sélectionnés en fonction du premier antidépresseur prescrit.
Même si les résultats de telles études restent encore lacunaires et font, on l’imagine, l’objet de controverses, ils contribuent à revisiter progressivement le rapport entretenu depuis les années 1950 avec les antidépresseurs. Ces médicaments, s’ils ont évidemment apporté beaucoup à l’histoire de la psychopharmacologie, ne peuvent cependant être tenus comme une solution miracle à la dépression. Face aux doutes sur leur efficacité réelle, face aussi à l’iatrogénie potentielle à laquelle expose leur usage, il importe, comme le préconisent d’ailleurs les recommandations et conférences de consensus, de ne pas privilégier la seule réponse médicamenteuse. Il importe de proposer au patient des stratégies thérapeutiques, soit alternatives, soit complémentaires selon la situation clinique et étiologique, basées, par exemple, sur la luminothérapie, sur des exercices physiques adaptés, sur l’alimentation (apports en oméga-3, probiotiques, folates, etc.) ou sur les approches psychocorporelles (sophrologie, etc.), sans oublier l’importance cardinale d’une psychothérapie qui devrait, toujours et sur le long terme, accompagner la prise en charge d’une dépression.
(EXE)
L'hétérogénéité des tableaux dépressifs expliquerait que certains patients ne répondent à aucun médicament, d'autres à tout, y compris au placebo
Proposer au patient des stratégies thérapeutiques, soit alternatives, soit complémentaires selon la situation clinique et étiologique